Chapitre 26 : Léane
Se lever chez moi semble tous les jours être plus douloureux que la veille. Voilà trois mois que je suis rentrée à la maison. Après avoir interrogé chaque participant du Programme, les forces de l'ordre ont commencé à traîner des suspects devant les tribunaux afin de les juger en bonne et due forme. Terrifiée à l'idée de faire partie de ces malheureux, j'ai nié jusqu'au bout mon implication dans les missions de Lucien, allant jusqu'à dire que je ne le connaissais que de nom. J'ai réussi à convaincre les agents qui me harcelaient par leurs questions tordues de mon innocence.
Quelques jours après, j'étais libre, de retour dans les locaux du Programme probablement pour la dernière fois. Je n'ai eu que quelques minutes pour regrouper mes affaires et me présenter dans le hall avec tous les autres patients qui s'agrippaient à leurs valises et jetaient des regards en chien de faïence à leurs voisins, comme persuadés qu'ils étaient responsables de tout ce désordre.
Puis, après une déclaration peu solennelle faite dans la précipitation et la panique dans laquelle un porte-parole annonçait la fin du Programme, tous les participants sont sortis du bâtiment, effondrés. Certaines adolescentes, en pleurs, appelaient leurs proches, essuyant les coulées de larmes qui glissaient sur leurs joues en entraînant des traînées de mascara. D'autres, les plus impulsifs, attrapaient des pierres et les jetaient avec hargne et colère sur la façade principale de l'immeuble. Les plus âgés s'esquivaient rapidement en direction de la gare, pour probablement échapper au chaos.
Nous étions tous déstabilisés, de nouveau promis à un quotidien jalonné d'obstacles dus à notre handicap. Dans la foule, je cherchais un regard connu qui puisse me rassurer. Puis j'ai réalisé que je ne croiserai ni celui de Charles, ni celui d'Adriana. Mon ami a été transféré dans un hôpital de la capitale pour finir de se remettre de son opération, selon le policier qui m'a raccompagné ici, et Adriana a disparu, ne laissant pas un mot derrière elle.
Dépitée et étouffant un sanglot, j'ai attrapé ma valise et, sans un coup d’œil en arrière, j'ai entrepris le chemin jusqu'à la gare, où mes parents m'avaient promis de me retrouver quelques heures plus tôt.
C'était fini, je n'avais plus aucun espoir.
* * *
« Tu ne reprends pas un peu de gratin ? signe ma mère, les sourcils froncés d’inquiétude.
-Pas faim, grogné-je en remuant ma fourchette entre les morceaux de pommes de terre de mon assiette. »
Depuis trois mois, je n'ai plus goût à rien. Ni à ces activités niaises qui rythmaient mes journées avant le Programme comme pour me faire oublier que je n'entends rien, ni à ces lectures qui m'emmenaient loin de mon quotidien silencieux et encore moins aux bons repas que ma mère prend le temps de préparer.
« Je vais me coucher, soupiré-je sans qu'aucun de mes deux parents ne proteste. »
Une fois dans ma chambre, sans prendre le temps de fermer les volets malgré la lumière, sans me changer, je m'enfouis sous une chaude couverture comme si son épaisseur pouvait me protéger de toutes ces pensées qui me hantent. Mais elles m'atteignent peu importe le nombre de couches que je revêtis pour m'en soustraire. Elles me brûlent, comme des aiguilles en fer qui me transperceraient les côtes de part en part, comme des couteaux rouillés qui me grifferaient le ventre encore et encore !
J'ai tout perdu ! Tout un avenir qui m'ouvrait les bras et me promettait un futur plus riche et plus heureux. Je me recouvre le visage, et me recroqueville sur moi-même, les bras enroulés autour de mes jambes repliées, et la tête entre les genoux.
Le sommeil ne vient pas, mais lorsque j'émerge de ma cachette, la nuit est tombée. Mes parents sont probablement couchés, mais j'ai besoin d'air. Je ne peux pas rester une seconde de plus ici, dans cet appartement qui me rappelle que je ne suis plus dans le Programme. Je saute du lit, et aussi discrètement que possible, je sors de là.
Une fois dehors, je prends une grande inspiration et m'assied sur un muret de pierres. La lumière jaune des lampadaires éclaire les chemins et les immeubles qui se teintent de cette couleur que je déteste tant. Les arbres en journée agités par les vents sont aussi immobiles que ces fichues statues de la place du village pour lesquelles je nourris un profond mépris. Et ce silence… Cet abominable silence qui me donne un mal de crâne insupportable. Il me vrille le cerveau comme une spirale infernale.
Bientôt, la fatigue prend le dessus, et je rentre chez moi. Le soleil se lève, annonçant une nouvelle journée encore pire que la précédente. Voilà ce que mon quotidien est devenu : une punition digne des pires supplices inventés par Satan.
* * *
« Comment s'est passée ton arrivée Léane ? m'interroge le directeur.
-Rien d'exceptionnel, réponds-je sans même le regarder dans les yeux.
-Léane ! me réprimande ma mère, assise à côté de moi. »
Moins d'une semaine après mon retour à la maison, j'ai appris que mes parents m'avaient inscrite sans mon accord dans un établissement adapté à mon handicap. Hors de moi en premier temps, j'ai ensuite relativisé. Rien ne me raccroche à mon ancienne école. Le peu d'amis que j'avais s'étaient éloignés suite à mon accident. Alors j'ai accepté de tenter l'expérience.
Mais force est de constater que je ne me fais pas à mon handicap depuis le Programme. Au fond de moi, je suis toujours Léane, la sourde « temporaire » qui va retrouver l'ouïe et pourra rejouer du piano pour devenir une artiste reconnue dans le monde entier. Aussi, je passe mes pauses dans un coin du hall, le nez plongé dans des livres que je ne prends pas le temps de finir, ou dans une salle d'étude, à recouvrir mes cours de graffitis aussi laids que possible.
Bien qu'il ne reste plus que quelques semaines de cours, le directeur a insisté pour me voir avec un de mes parents.
« Ton comportement nous laisse un peu perplexe pour tout te dire Léane, signe le directeur. »
Son crâne chauve et reluisant me donne la nausée. Ses doigts gonflés, sa barbe épaisse et sale, sa cravate d'un jaune répugnant et la grimace qui lui sert de sourire m’écœurent. Tout chez cet homme me dégoûte. Mais on ne peut pas lui enlever sa motivation et son implication dans tout ce qui touche à son établissement. Aussi j'essaie de m'en tenir à ces deux uniques points positifs en oubliant qu'il n'est à mes yeux qu'un énorme mollusque repoussant.
« Tu n'es ni impliquée, ni insolente. Tu ne participes à aucun club et tu ne t'es liée d'amitié avec aucun autre jeune depuis ton arrivée, explique-t-il.
- Où est le problème ? sifflé-je. Je ne pose apparemment aucun souci alors pourquoi nous faire venir ?
- Nous ne souhaitons que ton bien, assure le principal. »
Dans la voiture, sur le chemin du retour, je médite sur les paroles du directeur. Mais je les efface bien vite de ma mémoire. Dans quelques semaines, nous serons en vacances, et je suis bien déterminée à ne pas revenir dans cet établissement l'année prochaine.
Lorsque je claque la portière de la voiture et que je m'apprête à suivre ma mère, mon regard est attiré par un jeune homme. Les bras croisés, appuyé contre un arbre du parc, il me dévisage. Quand j'aperçois le blason qui orne la feuille qu'il tient en main, un frisson me parcoure l'échine. Il s'agit d'un oiseau qui traverse un cercle de feu. Il s'agit du logo du Programme.
« Je te rejoins, lancé-je à ma mère en lui offrant un si beau sourire qu'elle ne se voit pas protester. »
Une fois sûre qu'elle ne reviendra pas pour récupérer les lunettes de soleil qu'elle aurait oublié sur le tableau de bord de la voiture, ou les courses dans le coffre, je me dirige la tête baissée vers le jeune homme, persuadée qu'il est ici pour me voir.
« Léane ? m'interroge-t-il en signant, confirmant mes soupçons.
- Oui c'est moi.
- Selon Lucien, on peut se fier à toi, enchaîne-t-il sans se présenter. On aurait encore besoin de toi pour certains services
- Qu'est-ce que j'y gagnerais ? rétorqué-je en tremblant d'excitation, certaine que ce qui va suivre va être intéressant.
- De quoi guérir. Nous sommes prêts à bien te payer, et nous avons des contacts avec des chirurgiens qui pourront t'opérer sans trop poser de questions et avec un taux de réussite très élevé. »
Prise de court, j'en perds la voix aussi brutalement qu'une pierre tombe par terre. Le jeune garçon me tend la feuille qui aborde le sceau du Programme.
« N'en parle à personne si tu ne veux pas avoir de problèmes. Et prépare-toi à nous rejoindre si tu es partante. »
Puis, sans plus de précisions, il fait volte-face et s'éloigne tandis que je reste immobile, pétrifiée par notre rencontre. Les mains tremblantes, je regarde partir le jeune homme jusqu'à ce qu'il tourne à l'angle d'un bâtiment.
Comme retrouvant pieds dans une mare où je me noyais depuis la fin du Programme, je souris en reprenant ma respiration. Puis je cache l'enveloppe sous ma veste et monte d'un pas léger jusqu'à notre appartement. Je ne réalise que bien plus tard que les paroles de mon interlocuteur étaient floues, qu'il n'en a probablement pas dit autant qu'il le faudrait, et que je ne sais pas dans quoi je vais m'embarquer. Car oui, je sais que je vais me jeter à corps perdu dans n'importe quelle mission qu'il me proposera. Quel qu'en soit le prix, je retrouverai l'ouïe.
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