Chapitre : 30 Adriana
Allongée confortablement sur mon canapé, la musique dans les oreilles, je profite d’un moment de calme. C’est assez rare, avec un jeune fils à la maison. Rémi s’est fait inviter chez un ami et Thomas travaille. De mon côté, activité relaxante. Je bouge mes pieds au rythme de la mélodie, et me plonge dans un univers lointain.
Depuis quelques jours, j’hésite à retrouver un travail. Non seulement c’est difficile de le trouver, mais c’est encore plus compliqué de le garder longtemps. Le Programme n’est pas la seule organisation qui a chuté, les emplois pour handicapés aussi. La population normale pense que tous les adhérents du Programme se sont prêtés aux petites affaires de Lucien et ses amis, et c’est encore pire pour les infirmiers, accusés de marché noir à chaque coin de rue, qui errent sans but dans la ville. Si je pouvais, je ne voudrais même pas voir ce spectacle.
Je ne sais pas pour qui j’ai le plus de peine : les infirmiers innocents qui aspiraient à une belle vie, ou les adhérents à qui on a confisqué l’argent pour l’opération sous prétexte qu’il a été obtenu au noir.
Alors que je me remémore le sombre présent qui se déroule sous mes yeux, je reçois un appel de Thomas, et décroche immédiatement, tel un réflexe.
« Coucou ma chérie, comment ça va ? Je ne t’ai pas vue ce matin.
- Je suis allongée et dans une maison calme, alors tout va bien, je réponds naturellement en dessinant un sourire sur mon visage. Tu es en pause ?
- Ouais, je suis en salle de pause là. Les collègues ont commencé à débattre politique et handicapés à la cantine. Ils me regardaient tous et n’osaient pas dire certaines choses, alors je suis allé me chercher un café. Tu veux faire un tour ce week-end ? me demande-t-il d’une voix enjouée.
- Carrément ! On s’arrangera pour faire inviter Rémi chez un ami, je suggère lascivement. Tu veux aller où ?
- Je pensais juste à une petite promenade au parc. Dis-moi si tu as envie de quoi que ce soit ! Je dois y aller, je t’aime.
- Je t’aime. »
J’ai chuchoté les derniers mots et raccroché le téléphone, comme si je voulais que personne d’autre ne l’entende. Seulement Thomas. Je laisse ma tête tomber en arrière sur l’oreiller, et soupire profondément. Un week-end en amoureux. En voilà une bonne idée.
Je ferme les yeux et laisse la fatigue m’envahir. Cette impression de flotter sur un petit nuage n’a pas fait son apparition depuis quelques mois. Un bonheur simple et léger. Mais je n’ai pas le temps de plonger dans un profond sommeil que la sonnette retentit dans tout le salon, faisant presque vibrer les meubles. J’en ai des palpitations et le cœur qui bat la chamade.
La sonnerie était-elle toujours aussi puissante ?
Je me lève en titubant, et me dirige vers la porte d’entrée. A peine ai-je posé la main sur la poignée que le bruit strident résonne de nouveau. Je grince des dents et grimace. Je n’ose imaginer quelle tête je dois montrer lorsque j’ouvre la porte.
« Adriana ? »
Les mots se bloquent dans ma gorge quand l’inconnu prend la parole. Je fronce les sourcils. J’ai la vague impression de connaître cette voix, mais impossible de retrouver son propriétaire. Et pourtant, je sais qu’elle m’est familière.
« Qui c’est ?
- C’est… C’est moi, c’est Charles, halète le jeune homme qui semble avoir couru un marathon. Je peux entrer ? demande-t-il fébrilement. »
Je ne réponds pas et m’écarte du pas de la porte. Celui-ci oscille entre les meubles et moi. J’entends sa respiration presque sifflante. Je le suis vers le salon où il s’assoit lourdement sur une chaise. Qu’est-ce qui peut bien être urgent au point de courir à s’en couper le souffle chez moi ? Nous ne disons pas un mot pendant un court instant.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? je m’inquiète en l’entendant soudainement sangloter.
- C’est Léane, elle a des problèmes, m’annonce-t-il entre deux hoquets. »
Je me retiens de lui répondre « Encore ? », même si la remarque me brûle les lèvres. Décidément, c’est un passe-temps chez cette enfant. Je soupire lourdement et pose ma main sur l’épaule de Charles. Celui-ci relève la tête et semble attendre quelque chose de ma part. Ne sachant quoi répondre, je lui chuchote simplement et calmement, comme si je réconfortais mon propre fils.
« Ca va aller, je suis là, je vais t’aider. Raconte-moi tout, j’ajoute avant de m’asseoir à ses côtés. »
Charles essuie ses larmes d’un revers de la main, renifle, et prend la parole d’une voix saccadée.
« Elle m’a appelée hier soir. On n’a pas parlé longtemps, et d’ailleurs ça faisait un petit moment qu’on n’avait pas eu de réelle conversation. Elle parlait vite et elle était pressée, comme si on la surveillait. J’ai tellement paniqué que je n’ai pas vraiment compris ce qu’elle me disait. Au bout d’un petit moment, j’ai entendu le téléphone tomber, et Léane crier… chuchote-t-il en essayant de retenir ses larmes avant d’avaler sa salive. Elle criait de venir la chercher, et qu’elle avait peur. Je crois qu’elle pleurait aussi… Comme si on l’avait kidnappée… Je ne sais pas quoi faire ! »
Connaissant Léane, ce n’est pas son genre. A mon avis, elle a plutôt sauté sur la première occasion d’obtenir de l’argent facilement jusqu’à ce qu’elle se rende compte que les requins tournent autour d’elle. Je me réserve bien mes pensées, et frotte le dos de Charles.
« Tu as bien fait de venir me voir, on va la retrouver. »
* * *
Alors que l’infernal chahut de la tondeuse du voisin me fait siffler les oreilles, je confie ma valise à Thomas. Il enfourne celle-ci dans le coffre de la voiture avec attention, et ajoute un léger sac à dos rempli d’aliments durables. Finalement, il cale la maigre valise de Charles devant le sac de matériel en tous genres, et referme délicatement la porte du coffre. Il soupire longuement et se tourne vers moi en me prenant les mains.
« Je te remande au cas-où, mais... Tu es sûre de vouloir faire ça ? tente mon époux, si inquiet qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit.
- Léane n’est qu’une enfant, Thomas. On ne peut avertir ni la police, et encore moins ses parents. Il ne reste plus que nous, et je refuse de la laisser se faire emporter par sa bêtise.
- Ses parents ont le droit de savoir, marmonne mon mari agacé.
- Ses parents ne feraient que lui reprocher son choix et décideraient de l’enfermer chez elle. Personne ne veut ça. Tu te souviens du jour où Rémi a suivi un couple au supermarché en pensant que c’était nous ? Il a pleuré pendant deux jours en y repensant !
- Mais je ne vois pas le rapport ! s’étonne Thomas.
- Ok alors pense à ta tante Gracie. Elle fumait comme un pompier, mais tu n’as jamais pensé une seule seconde à la laisser s’intoxiquer. Même si Léane a choisi ce chemin, ce n’est pas une raison pour la laisser s’enfoncer. »
Lorsque Thomas est à court d’arguments, il grogne et souffle du nez. Je suis sûre qu’il grimace en plissant son nez d’une manière si adorable. Je tends les bras et voilà mes deux hommes qui s’y jettent. J’ai l’impression de retourner au Programme, on s’était fait des câlins comme ça sans voir le temps passer, et j’avais même faillit être en retard. Je me m’agenouille lentement, et embrasse Rémi sur le front.
« Je compte sur toi pour surveiller papa, d’accord ? Ne le laisse pas faire des bêtises, et refuse absolument d’aller chez la nounou, je murmure en faisant un clin d’œil. »
Je me relève promptement et pose un baiser sur les lèvres de Thomas, comme pour clore le débat. Sans lui offrir l’occasion de protester une nouvelle fois, je m’assois sur le siège passager, et Charles démarre le moteur. Le mal de crâne s’est envolé, mais une boule de peur s’est formée dans mon ventre.
Je n’ai pas l’intention de faillir à ma mission.
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