Chapitre 6 - La vérité résulte parfois d’un cumul de mensonges qui se compensent
Son imposante valise souple dans une main, une Marlboro dans l’autre, Scarlett attendait sur le quai de la gare de Lyon. Cordélia était très en retard. Si elle ne se bougeait pas le popotin, elles finiraient toutes les deux par louper leur train. Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, elle fut prise d’une furieuse envie de faire pipi. Elle aurait dû s'en tenir à un café court.
La pluie avait remplacé la neige, permettant à la circulation de reprendre son cours. Les vacances scolaires étaient bel et bien finies. Scarlett enfonça son bonnet vert et or sur ses cheveux roux. Le temps ne lui facilitait pas les choses !
Une petite fille, âgée de cinq ans tout au plus, la heurta de plein fouet. Elle lui adresse une grimace en guise d’excuse. Scarlett ne lui prêta pas la moindre importance. Elle avait en horreur les enfants !
La 911 Turbo de série G s'arrêta dans un crissement de pneus. La passagère, le visage rivé vers la vitre, ne daignait pas accorder un regard au conducteur. Elle paraissait aussi triste que le ciel pluvieux. Scarlett crut reconnaître Edgar Schinasi. Que lui avait-il dit pour la mettre dans cet état ? Visiblement, il était loin d’en avoir terminé. Sa bouche continuait de se mouvoir comme un serpent. Cordélia leva les yeux au ciel. La rouquine plissa les yeux. Elle ne parvenait pas à les observer distinctement. Peut-être avait-elle besoin de porter des lunettes ?
L’adolescente se décida à ouvrir la portière. Elle était hors d’elle.
— JE NE DIRAIS RIEN ! hurla Cordélia, claquant la porte telle une furie.
Scarlett ne l’avait encore jamais vue aussi remontée. La jolie brune empoigna son sac de voyage et le porta à son épaule. Puis, le véhicule démarra sur les chapeaux de roues.
Cordélia courut vers son amie et lui fit deux bises. Son visage était pâle, bien plus qu’à l’ordinaire.
— Désolée. Vraiment désolée. Je n’ai pas vu l’heure. Promis, je me rachèterai.
— C’était quoi ça ?
— Quoi, Quoi ?
Cordélia était très douée pour faire l’autruche.
— Cette scène devant la Turbo.
— Oh ça ? Rien.
— Ça ne semblait pas être "rien".
Les filles atteignaient tout juste les quais. Une femme, la petite trentaine, enlaça son garçon, les yeux embués de larmes.
Le train TER numéro 148566 à destination de Mulhouse, départ 18 h 06, partira voie 1, tonna la banque sonore.
— J’ai cru que c’était pour nous, souffla Scarlett, stressée comme à un premier rendez-vous.
Elle craignait de louper le coche. Non pas parce qu'elle avait hâte de rejoindre les bancs de l'école, mais parce qu’elle estimait que sa place était là où sa famille ne l’était pas. Elle se sentait comme un pion en trop sur un échiquier. Mais sa vie n’était pas un si grand merdier si elle la comparait à celle de Cordélia. Son amie incarnait à elle seule le désespoir. Nul besoin d’être devin pour le voir. Cela sautait aux yeux !
Si Scarlett était aussi abattue, c’est parce que Britt s’était pointée au repas de Noël alors que les Van Buren s’apprêtaient à passer à table. Dès qu’elle l’avait vu franchir le salon, Scarlett comprit que jamais plus elle ne serait la même. Britt non plus d’ailleurs. Elle avait adopté la coupe à la garçonne. Mais si seulement, les choses avaient pu s’arrêter là. Elle avait compris que sa sœur avait fui comme une voleuse. Alors qu’elle souhaitait aider la cuisinière à la préparation des petits fours, elle avait assisté malgré elle à une discussion entre les époux Van Büren. Les multiples renvois de Britt n’étaient pas la cause de son départ. Britt avait tout fait pour quitter la ville. Ce qui était le plus terrible relevait du fait que sa sœur se moquait bien de l’avoir laissée seule. L’être qu'elle affectionnait le plus, lui avait tout bonnement brisé le cœur.
Madame Van Büren manqua de renverser son verre. Sa fille était accompagnée non pas d’un, mais de deux invités. Hans et Femke. Et elle savait pertinemment qu’elle ne les avait pas rencontrés au club de tricot. Leur prestance, leur style vestimentaire et leurs regards amusés le confirmaient. D’ailleurs, la surprise se lisait sur les visages. D’autant plus que Britt n’avait même pas pris la peine de les présenter convenablement. Comme si elle préparait un mauvais coup... Perdue dans la contemplation du lustre, de la table et des fesses de ce type aux cheveux clairs, noués en un chignon décoiffé, elle ne broncha pas. Elle fixait simplement avec malice la jeune femme qui l’accompagnait. Une blondinette peroxydée, à la silhouette d’un mannequin nordique.
— Maman, pourquoi est-ce que Britt tient la main de ses amis ? Je veux faire pareil avec Carla ! s'exclama Isobel.
Les jumelles venaient d’entrer en cinquième. Et depuis, elles se comportaient comme des chipies. Elles enchaînaient les caprices et bien entendu les Van Büren cédaient à chacun d’entre eux.
Madame Van Buren, la mine déconfite, les invita à s’asseoir. La table était majestueuse. Comme toujours. Des bougies de table ornaient la nappe, ainsi qu’un énorme bouquet de pivoine. La vaisselle luxueuse avait été choisie avec goût.
— Vos lunettes déchirent, lança le jeune homme à la maîtresse de maison, avec aisance.
Il s’installa aux côtés de Britt. Scarlett fit la grimace. Il ne portait même pas une tenue présentable pour l'évènement. Son jean était couvert de tâches de peinture verte, là les trous ne dissimulaient pas ses genoux. Il n’avait même pas pris la peine d’enfiler une chemise. Navrant …
Britt s’installa aux côtés de Scarlett. Scarlett ne savait pas quoi faire de ses mains. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas été aussi mal à l’aise. Elle plia et déplia sa serviette de table, puis porta son attention sur son assiette vide, ignorant les regards insistants de Britt.
— Quoi de neuf ? lui demanda-t-elle.
Scarlett se figea. Elle ne s’attendait pas à ce que sa sœur entame la conversion. Après ce qu’elle venait d’entendre et de voir, elle n’avait aucune envie de lui répondre. L'adolescente opta pour la facilité et feignit de ne pas l’entendre. Elle tendit un morceau de pain à Darling, son Cavalier King Charles, tout en lui caressant la tête.
— Chérie, lui murmura sa mère, est-ce que ça va ?
Scarlett acquiesça. Ce n’est pas parce qu’elle n’avait aucune envie d’être là qu'elle devait imposer ses états d'âme à tout le monde... Madame Van Büren glissa sa main sous la table et serra celle de sa fille. Les deux femmes trouvèrent en ce geste un certain réconfort.
Hans brisa le silence, régnant dans le petit salon. Décidément, il était très à l’aise, vraiment très à l’aise.
— Scarlett … C’est bien ça ? Alors, comme ça tu étudies dans un lycée de filles ? prononça-t-il avec un fort accent néerlandais.
L’adolescente se redressa, tendue comme un arc. Il ricana.
Britt lui adressa un sourire embarrassé. Mais elle ne dit rien.
— Ce doit être folklo. J’adorais me glisser parmi vous, rien que pour voir toutes ces jupes déambuler devant moi, poursuivit-il sans retenue.
Monsieur Van Büren manqua de s’étouffer avec son whisky. Où est-ce que Britt avait dégotté ce jeune homme ? Sa conduite était des plus outrageuse !
— Si nous passions à l’entrée, proposa Monsieur Van Büren, espérant mettre fin à un tel comportement. Il dissimula sa bouche sous un mouchoir en tissu. George vous voulez bien nous apporter la langue-de-bœuf ?
— Oups … J’ai perdu une occasion de me taire ! grimaça Hans, ignorant le malaise qu’il engendrait.
Scarlett lâcha sa fourchette, tremblante. Ce type ne manquait pas une occasion de l’ouvrir. Il faisait honte à tous les membres présents autour de la tablée. Même aux domestiques ! Isobel lui jeta un regard interrogateur.
Les paumes sur ses joues, Femke gloussa. Ses cheveux peroxydés coupés en un carré court lui donnaient un air désinvolte.
Darling pleurnicha. La petite chienne s’était habituée à ce qu’on la gâte plus que de raison. Scarlett se pencha sous la table, loin d’imaginer qu’elle assisterait à un spectacle des plus édifiants. Le pied de Britt effleurait à la fois la jambe de cette fausse blonde et de ce type insolent.
— C’est quoi ce bordel ? brailla Scarlett.
Le rouge lui montait aux joues. Elle mourait d’envie d’attraper sa sœur par les cheveux et de la conduire hors de la pièce.
Isobel souleva discrètement la nappe aussi douce que la soie. Abasourdie, elle se cala contre le dossier de sa chaise. Carla fronça les sourcils. Qu’avait-il de si intéressant là-dessous ?
— Que se passe-t-il ? chuchota Tante Odette.
Leur vieille tante plongea la tête la première sous la table à manger. Ses lunettes glissèrent.
— Juste Ciel ! s'écria-t-elle, les nerfs en pelote.
Carla n’en croyait pas ses yeux. Ce Noël était bien plus excitant que tous les autres.
— Britt Joséphine Annabelle, à quoi joues-tu ? s'emporta Odette.
La principale intéressée pinça les lèvres. Elle qui espérait être discrète, c'était loupé ...
— Vous ne pouvez pas faire ça. C’est contre nature ! glapit Odette.
La vieille dame en perdait son latin. Elle essuya son front maculé de sueurs avec sa serviette de table.
— Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? poursuivit-elle blanche comme un linge.
Ses yeux se braquèrent sur Madame Van Büren. Cette dernière serrait si fort ses poings que ses ongles s’enfonçaient sous sa peau.
— Pourquoi es-tu revenue si c’est pour créer une telle pagaille ? osa-t-elle enfin prononcer.
Elle tenta de garder un ton neutre, craignant de s’afficher devant ses invités. Mais, le mal était déjà fait.
— Une pagaille ? C’est ce que l’amour représente pour toi ? se défendit Britt, à la fois vexée et amusée par la situation.
— Tu appelles ça de l’amour ? s’écria Madame Van Buren, les bras en l’air. Sur quelle planète vis-tu ?
Britt contesta. Elle ne se laisserait pas piétiner une fois de plus. Son mode de vie n’était pas des plus conventionnels, certes, mais elle était heureuse ainsi. Elle savait qu’elle dépasserait les limites en présentant ceux qu’elle considérait comme des âmes sœurs à sa famille, si peu ouverte d’esprit. Elle espérait même les irriter un tant soit peu. Elle avait gagné son pari. Rien ne serait plus jamais comme avant. Et étrangement, cela la soulageait !
— Je pourrais te retourner la question.
— Tu sens le cannabis à un kilomètre à la ronde ! Comme peux-tu être sûre que tes sentiments ne sont pas altérés par la drogue ?
Une autre joie qu’elle avait découverte à Amsterdam. Elle ne regrettait pas son initiation aux drogues douces, sa vie était plus belle ainsi.
— Armelle. Je t’en prie, la coupa Odette.
Perdaient-ils tous l’esprit ? Odette n’avait aucunement envie d’assister à un règlement de compte. Encore moins, le jour de la naissance du petit Jésus.
— Je comprends mieux pourquoi tu tenais tant à être parmi nous pour Noël. Il faut toujours que tu contournes la norme, continua Armelle, ignorant le regard noir que lui lançait Odette.
Armelle avala une gorgée de Pinot noir. Ses mains tremblaient.
— ça suffit, hurla Victor Van Büren.
— Scarlett, dis quelque chose, l’implora Britt.
Scarlett rongea l’ongle de son pouce, incapable de dire un mot. Sa sœur l’avait trahie et elle n’était pas près de lui pardonner. Aucune chance qu’elle prenne parti.
— La discussion est close. Pouvons-nous fêter Noël maintenant ? s’impatienta, Victor Van Büren en tirant sur son costume trois pièces.
Britt se leva et quitta la table, hors d’elle, suivie de près par ses deux compères.
Comment avait-elle pu songer un instant que son histoire d’amour atypique serait acceptée par sa famille ? Pourtant, elle avait enfin réussi à se débarrasser de l’emprise de sa famille. Elle n’était pas près de remettre les pieds en France.
Cordélia posa ses valises à bout de souffle. Il fallait une certaine souplesse pour les hisser dans la soute à bagages. Elle croisa les doigts pour que Scarlett ne la mitraille pas de questions. Elle n’avait aucune envie d’évoquer la Saint-Sylvestre, ni Noël d'ailleurs.
Cordélia enfonça sa tête contre le dessus-de-tête. Si elle piquait un somme, Scarlett n’oserait peut-être pas lui adresser la parole.
— Un Ricola ? lui proposa la jolie rousse.
— Non merci. Ça ne t’embête pas si je fais une sieste ?
Scarlett pensait profiter de ses retrouvailles avec Cordélia pour se confier sur ses états d’âme. Mais celle-ci s’en fichait royalement. L’adolescente tenta de masquer sa déception. Mais elle ne pouvait pas s’empêcher de ressasser ses derniers moments avec Cordélia. Nul doute, elle n’avait rien fait ou dit quelque chose qui ait pu la blesser...
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