L'horloge à l'envers
L’horloge tourne, les minutes défilent, les aiguilles se font la course.
Le temps manque cruellement, les corps bougent à l’unisson dans la maison, ramassent des affaires en catastrophe.
Que prendre ? Que laisser ? Qu’est-ce qui sera vraiment important ? Un livre corné par le temps et l’usage, souvenir d’une première rencontre, ou une casserole en inox ?
Ils n’ont pas le temps d’hésiter et pourtant ils hésitent quand même. Chaque coin de leur appartement crie à l’aide, chaque objet, aussi futile soit-il, tente d’attirer leur attention. Ils ne savent plus où donner de la tête, tournent en rond sans rien prendre.
Ils échangent un regard, renvoyant en miroir la même étincelle d’inquiétude qui assombrit leurs yeux. Ils contiennent leurs larmes, ils n’ont pas le temps de s’émouvoir.
Mais quitter cet appartement leur brise le cœur. C’est comme renoncer définitivement à l’avant, à la normalité, aux souvenirs qui y sont associés.
C’est comme oublier ce premier matin partagé dans un silence gêné autour d’une tasse de café, ce premier soir, allongé l’un contre l’autre à regarder un film, cette première semaine, ce premier mois, cette première année.
Ils ne veulent rien oublier.
La sirène d’un camion de police brise cette agitation fébrile.
Ils se jettent sur le sol, s’agrippent l’un à l’autre, et attendent des coups de feu qui ne viennent pas.
Ce n’est pas pour eux. Pas maintenant.
Les gyrophares éclairent l’appartement, tantôt d’une froide lumière bleue, tantôt d’une sombre lumière rouge.
Ils restent prostrés sur le sol, les yeux fixés sur le mur blanc qui leur renvoie si bien ces deux couleurs.
Ils attendent encore, jusqu’à ce que la sirène se déclenche de nouveau et parte en hurlant dans la nuit.
Ils se relèvent, presque surpris d’être encore vivants. Ils sont décoiffés, essoufflés, tremblant, mais étrangement déterminés.
Les étagères remplies de babioles ne veulent rien dire, les photos ne veulent rien dire.
Tout ce qui compte, c’est lui, c’est elle.
Tant qu’ils seront en vie, il sera toujours temps de fabriquer de nouveau souvenirs.
Mais ils doivent s’enfuir, ils doivent survivre.
Ils se remettent en mouvement, plus lentement cette fois, presque comme des fauves aux aguets, ils observent leur appartement avec un œil nouveau. Ils mettent chaque objet dans une case ; utile, inutile. Ils n’ont plus de temps à perdre.
Leurs sacs sont faits. Aucuns souvenirs matériels. Ils n’ont que le strict nécessaire pour survivre. Mais ils sont ensemble.
Ils font un dernier tour de l’appartement, main dans la main, presque accroché l’un à l’autre. Ils se suivent à la trace, se cognent à l’épaule de l’autre en voulant faire demi-tour.
Chacun dit adieu à sa façon.
Il regarde chaque objet, elle les effleure du bout des doigts.
Ils reviennent dans l’entrée, dépouillée de leur manteau les plus chauds, de leurs chaussures les plus confortables, tout parait vide.
Elle s’assoit sur le sol, tends le bras pour récupérer ses chaussures et les enfile.
Elle les ajuste si bien, avec un soin si délicat qu’on croirait qu’elle prend soin d’un animal. Elle noue ses lacets deux fois, vérifie encore que la chaussure tient bien à son pied, puis passe à la seconde.
Et lui ne peux que la regarder.
Il est presque hypnotisé.
Pourtant cette scène n’a rien d’exceptionnel, rien de beau, même.
Mais tout le fascine.
Ses cheveux blonds qui glissent sur ses épaules, sa nuque élégante penchée vers le sol, la courbe de son visage, et surtout ses mains. Ses mains si fines, crispées autour des lacets de ses chaussures.
Elle paraît si pâle à côté de ses chaussures rouges. Elle parait si petite à côté de son énorme sac à dos.
Elle se relève d’un coup, croise son regard et un nouveau froncement de sourcils vient durcir son visage.
Elle l’attrape par le col, brutalement, l’amène à elle, colle ses lèvres aux siennes.
Il n’a pas le temps de comprendre, ni même de lui répondre, elle se recule déjà et enfile son sac à dos.
Sa bouche a le gout salé des larmes
« On doit y aller. » Signe-t-elle, les mains tremblantes.
Elle ouvre la porte et il la suit.
Plus rien ne sera comme avant.
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