Chapitre 4 : L’écho d’un espoir
La pluie avait cessé en fin d’après-midi, laissant l’air frais et chargé de cette odeur de pierre mouillée si particulière.
Le ciel, teinté d’orange et de gris, semblait suspendu comme un souffle en attente.
Un soir d’entre-deux, ni triste ni gai.
Lena avait eu du mal à rester concentrée toute la journée. Encore.
Elle commençait à se demander si ce n’était pas devenu une seconde nature, cette espèce de veille permanente à l’intérieur d’elle.
Toujours à l’affût. Toujours en attente.
Elle fixa l’ombre dansante de sa silhouette sur la vitre.
Un reflet flou, mais tellement précis dans ce qu’il disait d’elle.
"Pourquoi est-ce que je me fais souffrir avec ce mec que je connais à peine ?", se demanda-t-elle, le cœur serré.
Peut-être que, dans sa tête, il était plus simple de le rendre parfait, ce fantôme qu'elle avait créé.
Un fantasme sans défaut.
Parce que la réalité, elle, jamais ne ressemblait à ce qu’elle espérait.
Et la peur de voir la vérité la paralysait.
Quand Gaëlle avait proposé de venir dormir chez elle pour « surveiller la dérive sentimentale de sa meilleure pote », Lena n’avait même pas essayé de résister.
Elle savait bien qu’il était impossible d’échapper à Gaëlle, surtout quand il s’agissait de réconforter Lena de ses obsessions, ou de ses "pulsions de romantisme maladif", comme elle l’appelait.
Le soir arriva.
Gaëlle, avec sa capacité inépuisable à transformer le quotidien en comédie, avait apporté des pizzas.
Des partages un peu maladroits, trop de fromage fondant sur la nappe, et une discussion sans fin sur les mystères de la vie.
Comme ce moment où elles avaient débattu sur la question cruciale :
— Faut-il laisser une part de pizza dans la boîte pour le lendemain ou la manger tout de suite, tant que ça fume encore ?
Gaëlle enchaînait les blagues, l’une plus absurde que l’autre, tout en mâchant trop bruyamment.
Gaëlle lança un sujet qui, en théorie, n’aurait jamais eu sa place dans une discussion entre amies :
— Tu crois que l’amour, c’est un peu comme un coup de foudre caché derrière une porte ? Tu sais, tu l’entends à peine, et puis un jour, bam, il te traverse comme un éclair dans une nuit sans vent.
Lena sourit, presque malgré elle.
Gaëlle avait ce don pour amener des sujets graves avec la légèreté d’une feuille tombée en automne.
— T’as raison… mais moi, je me demande si c’est pas les petites failles qui nous rendent plus vulnérables. Comme… on a tous des fissures invisibles.
— Tu vas pas finir vieille fille à parler à ton orchidée, je te le promets, lança-t-elle solennellement, un verre de vin à la main.
Ou alors tu deviens complètement chelou et tu parles à ton chat, mais je te préviens : il risque de te répondre.
Lena leva les yeux au ciel en feignant un air exaspéré, mais elle se laissa aller à un petit sourire.
— Je crois que c’est trop tard. J’ai déjà nommé ma plante. Elle s’appelle Martine, et elle est bien plus sage que certains humains que je connais.
— Martine ? Sérieusement ?!
Gaëlle éclata de rire.
— Non mais tu sais, si tu t’entends si bien avec Martine, peut-être qu’il est temps que je l’introduise au reste de la famille, genre la communauté des plantes éternelles. Peut-être qu’elles peuvent organiser des soirées à thème, tu sais, genre "soirée potée d'intérieur".
Lena secoua la tête, toujours amusée malgré son air faussement agacé.
Gaëlle, comme toujours, savait transformer la gravité d'une situation en une plaisanterie qui perçait les murs invisibles qu’elle s’était construits.
— Tu devrais faire attention, je vais commencer à douter de ma propre santé mentale à force de t’écouter.
Lena rit, mais c’était un rire fatigué.
Elle avait l’impression de se retrouver dans une routine sans fin, prise dans un tourbillon d’attentes qui la laissaient épuisée.
Lena avait l’impression de regarder un film, mais les images étaient floues et insaisissables.
Si ce mec n’était qu’une ombre, un fragment d’un fantasme qu’elle s’était inventée ?
Si elle s’était convaincue de sa présence pour fuir l’ennui de sa vie ?
Ou si, au contraire, il était là, juste sous ses yeux, et qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait ?
Elle se mordillait la lèvre, se forçant à respirer lentement.
"Est-ce que c’est ça, l’amour ?", se demanda-t-elle, la question vibrante dans l’air comme une promesse incertaine.
"Un simple regard échangé dans un hall d’immeuble ?"
Il était presque minuit quand Gaëlle se leva pour aller fumer une dernière cigarette sur le petit balcon.
— Tu viens ?
— Non, j’ai froid. Et j’ai pas envie d’avoir ta voix de fumeuse dans vingt ans.
— Dommage, j’allais te demander en mariage.
Mais bon, on dirait que t’es déjà en train de me faire faux bond.
Je vais devoir trouver un autre cœur à capturer.
Lena secoua la tête, un sourire flottant sur ses lèvres.
Gaëlle avait ce don, celui de rendre les instants insignifiants en souvenirs précieux.
Elle se cala sous le plaid, les yeux rivés sur la cheminée électrique qui ronronnait d’un bruit métallique.
La chaleur artificielle, douce mais dérisoire, n’effleurait même pas la froideur qu’elle portait en elle.
Pourtant, elle se laissait bercer par cette ambiance feutrée, comme si l’illusion d’une chaleur suffisait à masquer le vide autour d’elle.
Les ombres dansaient sur les murs, et Lena s’y perdait un peu.
Dans la pièce, le silence se fit un instant, seulement rompu par les bruits lointains de la rue.
Lena se laissa emporter par ses pensées. Elle pensait à lui, comme souvent.
Et plus elle y pensait, plus elle avait cette sensation que sa vie n’était plus que l’attente de ce moment improbable.
Peut-être qu’il n’existait que dans son esprit.
Un fantôme de désir et de possible qui n’en finirait jamais de se dérober.
— Lena ?
Gaëlle appela depuis le balcon.
— Quoi ?
— Tu crois que c’est le moment de partir en mission secrète ou pas ?
Je viens de repérer quelque chose… quelque part entre "mec qui fait sa séance de yoga" et "mystérieux voisin".
Le ton de Gaëlle n’était plus aussi moqueur.
Elle semblait excitée, presque à la limite de l’hystérie.
Lena bondit sur le canapé, s'élançant vers la fenêtre.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Gaëlle pointa du doigt un appartement en face. Deux balcons plus bas.
— Je crois… je crois que je viens de le voir.
Il est là, je te jure.
Un mec. Il avait l’air… étrange. Mais je suis sûre que c’était lui, celui dont tu me parles.
Lena n’avait pas besoin de plus d’explications.
Elle posa ses mains sur la rambarde, le cœur battant un peu plus fort.
Là, à quelques mètres, dans un autre monde, il était peut-être juste là.
Elle avait envie de crier, de sauter par-dessus le balcon pour lui parler.
Mais la réalité, cette réalité, était aussi froide et intransigeante qu’une porte verrouillée.
— Et tu n’as pas fait un signe ? demanda Lena, un peu rieuse, malgré la tension.
— Pardon, mais j’étais occupée à maintenir un minimum de dignité.
Pas question de crier "hé, t’es le gars mystérieux dans l’ascenseur", comme si c’était une réplique de film à l’eau de rose.
Et puis, je portais un jogging… donc, non.
Lena éclata de rire malgré tout.
La tension s’était dissipée, mais quelque chose d’autre restait là, coincé dans sa gorge.
Cet espoir frêle qui naissait et mourait à chaque instant.
Elles restèrent là, observant l’appartement vide, scrutant chaque ombre.
Le vide devint de plus en plus lourd.
Le mystère était là, mais toujours hors de portée.
Lena n’avait pas de réponses, juste un désir, une folie douce et presque incontrôlable qui montait en elle, palpitante.
Lena se sentit soudain prise au piège, comme si l’air autour d’elle devenait plus dense, chaque minute plus longue que la précédente.
Elle se laissa aller à regarder la lumière qui vacillait dans l’appartement plus bas.
Un instant, tout sembla se figer, comme si la réalité elle-même attendait que quelque chose se passe.
Et puis, un mouvement.
Un frôlement de rideau, une silhouette en arrière-plan.
L’espoir s’alluma en elle comme un phare dans la nuit... mais il s’éteignit aussi vite.
"Ça ne peut pas être lui, non ?", se demanda-t-elle, son cœur battant trop vite.
Plus tard, après s’être brossées les dents dans le silence, Gaëlle s’installa sur le matelas dans le salon.
— Dis, murmura-t-elle, t’as l’air mieux. Un peu.
— C’est pire, en fait.
Maintenant je sais qu’il existe vraiment.
Qu’il est là.
Qu’il vit quelque part juste à côté.
Et je peux rien faire.
— C’est frustrant, Gaëlle…
J’ai l’impression que mon cœur est coincé dans une sorte de pause interminable, prêt à battre pour une promesse qui n’existe pas encore.
Un désir suspendu, comme un souffle qu’on retient, sans savoir quand, ni comment, on pourra enfin respirer.
Gaëlle ne répondit pas tout de suite. Elle éteignit la lumière.
— On finira par le revoir.
Et là, tu lui parleras.
Et tu me remercieras. Pour mes talents d’éclaireuse de l’amour.
Lena sourit dans le noir.
Elle se glissa sous sa couette.
Et cette nuit-là, plus que les autres, elle eut du mal à fermer les yeux.
Parce que l’absence avait enfin un contour.
Une direction.
Un nom qui flottait dans l’air mais qui restait encore hors d’atteinte.
Ses pensées tournaient autour de lui, un fantasme devenu presque réel.
Et maintenant, chaque regard à travers la fenêtre, chaque passage dans le hall, chaque montée dans l’ascenseur...
serait chargé d’un frisson nouveau.
Un espoir qui faisait mal, mais qui battait encore.
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