Première nuit

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Ça arrivait environ une fois par ans. Mais il y avait des années avec et des années sans. Plutôt une fois tous les deux ans. Et ça durait généralement entre trente jour et un mois. Annoncé par un brouillard aussi épais que de la pierre. Un froid glacial mordait la moindre parcelle de chair. La nuit prenait les gens par surprise et les enlevait sans crier gare…

Melhis et Arana couraient dans la neige. Régulièrement, ils s'arrêtaient et se jetaient à plat ventre sur le sol glacé. Les deux enfants s'immobilisaient alors, leurs oreilles et leurs joues gelées, réprimant les tremblements de froid. Ils priaient pour qu'ils n'aient pas été vus. Ils savaient que s'ils avaient été repérés, rien ne pourrait les sauver. Puis, après quelques instants, constatant qu'ils étaient encore en vie, ils se relevaient et couraient à nouveau.
Melhis, le grand frère, jetait toujours un regard à sa sœur pour être sûr qu'elle le suivait. Celle ci haletait en le dévisageant d'un regard empli de panique. Ils couraient depuis le début de la nuit. Ils s'étaient trouvés trop loin de la ville pour rentrer chez eux quand ils avaient vu la brume arriver. On ne leur avait pas donné de date précise pour la première nuit du temps des brumes, mais en voyant ce brouillard surnaturel s'approcher en rampant à la vitesse d'un cheval au galop, ils avaient immédiatement compris ce que ça signifiait. Les deux enfants avaient jeté les sacs de grain qu'on leur avait demandé de transporter, et, ainsi délestés, ils s'étaient lancés en pleine course, espérant arriver en ville avant le brouillard. Ce dernier toutefois, les avait rapidement dépassés et enveloppés. Plongés dans cette purée de poix, c'était à peine si Melhis et Arana étaient parvenus à se retrouver l'un l'autre. Ils ne savaient plus de quel côté était la ville, mais ils n'avaient pas encore perdu espoir pour autant. La nuit n'était pas encore tombée. Pour l'instant du moins.
Alors ils avaient erré. Ils avaient cherché la route à tâtons, s'étaient perdus, s'étaient retrouvés, s'étaient mis à grelotter et avaient vu avec effroi la lumière lentement décliner.
Mais ils l'avaient vu. Le monastère. Au sommet d'une colline bordant le chemin. La nuit était déjà sur eux, mais ils avaient pu, juste avant, apercevoir la silhouette familière du cloître. Et maintenant ils couraient. Ils n'espéraient qu'une chose: que les moines auraient la bonté d'ouvrir leurs portes.
Ils arrivèrent au sommet de la colline, tous deux essoufflés. La silhouette du monastère du dieu Orkis, dieu de la lumière, ressemblait à une masse noire transparaissant au travers un monde de brouillard gris.
Les deux petits se blottirent l'un contre l'autre. Ils se tenaient, tout tremblants, hésitants. Lentement, ils s'approchèrent du bâtiment. Pas à pas. Le brouillard perdant en intensité devant leurs yeux leur dévoila une massive porte en bois sur laquelle était dessiné le symbole du soleil jaune du dieu Orkis. Ce signe rassurant leur redonna un peu de courage. Melhis prit le risque d'être repéré en criant en direction de la porte:
"Ohé! Messieurs les clercs ! S'il vous plaît laissez nous entrer ! La nuit n'est pas encore avancée mais nous sommes trop loin de chez nous pour rentrer. Laissez nous nous réfugier ici !"
C'était un mensonge au fond. La nuit était déjà bien avancée mais il craignait qu'à cette heure, personne n'ose plus leur ouvrir.
Ils ne reçurent aucune réponse à leur appel. Melhis et Arana crièrent à nouveau en lançant des regards inquiets derrière eux. Mais rien ne parut bouger. Finalement, Arana perdit patience. Elle cogna sur la porte de toute la force de ses petits bras en criant:
"C'est trop bête ! S'il y a quelqu'un, ne nous laissez pas mourir !"
Un claquement brusque. La porte s'entrouvrit. Une voix à l'intérieure se fit entendre, quelqu'un qui chuchotait.
"Vous êtes des humains ? Vous n'avez rien à faire ici !"
Arana fut plus prompte à répondre que son frère, encore trop stupéfait.
- "Nous sommes deux enfants. Nous nous sommes perdus dans le brouillard et nous sommes trop loin de la ville pour rentrer. S'il vous plaît, laissez nous nous abriter.
- Hein ! C'est pas un endroit pour des gosses ça. Pourquoi vous n'êtes pas rentrés chez vous ?
- On s'est perdus…
- Vous êtes suivis ?
- Non. Laissez nous entrer par pitié!"
La personne à l'intérieur hésita.
"Hum… Vous avez quel âge ?"
Les enfants restèrent coi un instant, ne comprenant pas. Melhis prit la parole en demandant:
"Pourquoi vous voulez savoir ça ?
- T'occupes !" Répondit la voix.
"J'ai dix ans et ma sœur en a huit."
Un silence suivit cette déclaration.
"Je peux pas vous laisser entrer."
Melhis sentit un frisson glacial lui caresser l'échine. La mort ! La mort était juste derrière lui. Dans un accès de panique incontrôlable, il se jeta sur la porte en criant:
"Non ! Laissez nous entrer ! Laissez nous entrer ! Laissez nous entrer !"
La porte s'ouvrit d'un coup. Les deux enfants se jetèrent dans l'ouverture.
Ils virent que la personne à qui ils parlaient n'était vraisemblablement pas un moine.
C'était un homme de grande taille. Pour autant qu'ils puissent le distinguer dans la pénombre, il avait une épaisse barbe grisâtre, portait un grand manteau noir, et tenait, jetée sur son épaule, une grande hache.
"Bordel ! J'espère pour vous que vous n'avez rien attiré avec tous vos cris !"
Il referma précipitamment la porte avant de se tourner vers les enfants qui, tétanisés, fixaient le fond du couloir.
Malgré l'obscurité, on voyait se refléter des tâches rougeâtres sur les murs, le sol et le plafond. Des flaques de sang s'écoulaient en torrent sur un sol noir, et par endroit se dessinaient les formes délicates des entrailles et des monceaux de chair charcutée. On ne faisait que les deviner, mais la présence des organes arrachés n'en était que plus oppressante. Melhis et Arana en furent glacés d'horreur. Incapables de crier tant leurs cœurs se serraient.
"C'est pour ça que je vous ai demandé vos âges." Fit l'étranger. "J'aurai préféré que vous ne voyiez pas ça. Je suis comme vous, j'espérais trouver refuge dans ce monastère, mais en entrant j'ai vu ça. Je sais pas par où ils sont rentrés, mais une chose est sûre: il doit plus rester beaucoup de moines d'Orkis. J'étais trop effrayé pour bouger. J'osais ni sortir du monastère, ni m'enfoncer plus profondément. J'espérais que je pourrais rester immobile ici jusqu'au matin. Mais maintenant…"
Ses jambes tremblaient. Ses genoux devenaient mous. Il devait faire un effort pour tenir debout.
"Je… je crois… que ça bouge…"
Melhis scruta la pénombre, et il crut voir les ténèbres se déformer et se tordre. Peut être n'était ce qu'une image créée par son esprit, mais son imagination d'enfant lui fit imaginer un milliard de créatures cauchemardesques pouvant être à l'origine de cette impression.
Se retournant vers l'homme, il lui lança d'un air apeuré:
"S'il vous plaît ! Protégez nous !"
L'homme secoua nerveusement la tête. Arana commençait à sangloter, cependant que l'étranger lançait des coups d'œil répétitifs vers la porte.
Melhis s'aperçut alors qu'il claquait des dents. « Ce n'est pas possible ! » pensa-t-il. Normalement, ce genre de situation n'arrivait qu'aux autres. Chaque année après le temps des brumes on entendait parler de gens qui avaient disparu, mais Melhis n'aurait jamais pensé qu'il pourrait être lui même parmi les malheureux disparus.
"Il faut bouger !" Fit l'homme en empoignant sa hache avec une vigueur mal assurée. "Je vous propose un truc. Moi je surveille avec la hache, et vous vous ouvrez lentement la porte. S'il n'y a rien derrière, on court dehors. Il faut qu'on atteigne la ville. Là bas ils ne nous suivront pas."
C'était faux. Ils le savaient tous. Même en ville ils ne seraient pas en sécurité. Mais c'était leur seul espoir. Aussi, les enfants opinèrent du chef.
L'homme leva sa hache tout en gardant un œil rivé sur le fond du couloir.
"Je vais compter jusqu'à trois. Un…"
Melhis fit signe à sa sœur de se tenir prête à courir, tandis qu'il posait lui même une main sur la poignée.
"Deux…"
Melhis crut entendre un hurlement lointain qui ressemblait à un déchirement. Sa main tremblait sur la poignée.
"Trois !"
Melhis ouvrit la porte, et aussitôt le brouillard rampant se jeta sur eux, les aveuglant. Le vent fit claquer la porte et la brume s'engouffra dans le couloirs à grandes volutes.
L'homme hésita, scruta les environs, puis prit ses jambes à son cou en bousculant au passage Arana qui perdit l'équilibre et tomba en arrière.
Cependant, l'homme courait, et bientôt il disparut dans le brouillard.
Melhis hésita longuement. Il voulait courir lui aussi, et abandonner Arana derrière lui. Mais dans un éclair il prit la décision de la chercher. Était ce une idée stupide ? Il n'aurait su dire. Toujours est il que, aveuglé comme il était, il dut chercher sa sœur à tâtons. Finalement il entendit sa voix qui l'appelait.
"Melhis ! Melhis !"
Les deux enfants se prirent par la main. Melhis ne ressentit étrangement aucun réconfort en sentant la chaleur des mains de sa sœur.
"Tout va bien Arana ? Dit il sans le penser.
- Oui. Je ne me suis pas blessée. Mais… ça m'a surprise."
Ils tentèrent tout deux de courir sans se lâcher. Arana s'agrippait fermement à la main de son frère qui s'efforçait de deviner la position de la ville dans cette brume insondable.
Puis il s'arrêta brusquement. Un bruit. Son sang se glaça d'un coup et il resta immobile, complètement hagard, debout. Son esprit lui criait de se cacher, mais son corps ne bougeait pas. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait.
Il entendit une voix. Une voix humaine. C'était l'homme du monastère. La brume se dispersa légèrement tout autour d'eux. Comme par magie. Ils étaient maintenant à découvert.
La silhouette de l'homme s'agitait dans le brouillard. Criant à tue tête:
"Non ! Non ! Non ! Vous ne m'aurez pas ! Vous ne m'aurez pas sales bestioles ! N'approchez pas vermines ! N'approchez …"
Un cri strident se fit entendre. Comme un millier de déchirements et de sifflements se coordonnants dans un beuglement affreux de bête affamée. L'air parut être transpercé par ce cri sanguinaire qui ne laissa derrière lui qu'un silence inviolable.
Une silhouette gigantesque se dessina dans la brume. Comme des ailes, deux longues pattes articulées semblaient se déployer autour d'un buste massif haut comme trois hommes, et à leurs extrémités des griffes de mante religieuse.
C'est Arana qui les sauva. Moins tétanisée que son frère, elle le tira au sol, et les deux enfant se couchèrent dans la neige, priant une fois encore pour rester cachés.
Ils ne virent rien. Ils n'entendirent rien. Comme si le cri et le silence qui l'avait suivi avait été tout l'effet du couperet du bourreau. Ils restèrent allongés dans la neige, sans bouger un orteil pendant de longues minutes. Ils n'avaient aucune idée de ce qui se passait autour d'eux. Ils ne priaient même plus pour ne pas être repérés, leur désespoir était tel qu'ils priaient pour que les créatures les tuent rapidement sans leur infliger de souffrance ou de terreur inutile. Pourtant, Orkis parut les prendre en pitié, car après une vingtaine de minutes, rien ne s'était produit. Melhis se risqua à lever un œil.
Il ne vit rien. Une fois encore.
Néanmoins, il fut instantanément submergé par un immense besoin de quitter cet endroit au plus vite. Il se redressa en vitesse et lança à sa sœur:
"Arana, vite ! Lèves toi on y va !"
La petite fille se releva à contrecœur, mais à peine s'était elle remise sur ses pieds que son ventre fut transpercé par une énorme griffe noire.
Melhis écarquilla les yeux, se retourna et courut aussi vite qu'il le pouvait.
Arana, encore vivante, resta pétrifiée, la bouche ouverte. Puis elle cracha un gémissement de douleur et de dégoût et se mît à glapir comme une bête affolée. Sa blessure horrible lui faisant ressentir ses intestins et ses organes lacérés de façon bien trop directe. C'était une sensation indicible et insupportable. Elle criait sans s'arrêter. Espérant que quelqu'un la tuerait.
Elle fut soulevée de terre par une force surhumaine et dévorée par la brume. Ses hurlements se perdant dans le brouillard comme Melhis s'éloignait.
« Courir, courir, courir, courir, courir…» Il ne pouvait plus arrêter le mot qui se répétait dans sa tête. Il ne pouvait plus penser à autre chose. Il ne devait plus penser à autre chose. Il avait tout perdu. Le grain, sa sœur, la ville… même s'il survivait à la nuit il n'aurait plus rien. Il serait tellement plus facile de se retourner et d'en finir. Mais il ne devait pas penser à cela. Courir était tout ce à quoi il devait penser.
Il heurta de plein fouet quelque chose. Il en fut presque assommé, mais il se releva péniblement assez rapidement pour se rendre compte qu'il avait heurté un mur. C'est alors qu'il vit qu'il avait devant lui des maisons, et des lumières aussi. La ville était là. « Sauvé ! » se dit il.
Pourtant il savait qu'il n'était pas sauvé. Il lui fallait s'abriter quelque part. N'importe où.
Il fit le tour de la maison en cognant sur toutes les fenêtres en criant:
"Au secours ! À l'aide ! Ouvrez moi par pitié ! Ils sont encore loin, mais si je reste ici ils vont me rattraper !"
Aucune réponse. Toutes les fenêtres étaient barricadées par plusieurs épaisseurs de bois. Les gens à l'intérieur ne l'entendaient peut être même pas.
Il passa alors à la maison suivante. Sans se retourner. Il frappa à toutes les fenêtres puis à la porte. Cette fois ci il maîtrisa un peu sa voix pour paraître moins paniqué.
"S'il vous plaît ! Laissez moi m'abriter ! Pour l'instant il n'y a rien mais ils ne tarderont pas. Je le sens."
Orkis répondit à ses prières. Il entendit qu'on arrachait des planches à l'intérieur, et la porte s'ouvrit sur un vieil homme aux cheveux et à la barbe blanche, cachant derrière lui deux fillettes entre quatre et six ans. On entendait crépiter un feu dans leur cheminée, signe que leur demeure devait être accueillante. Avec un sourire qui se voulait rassurant, le vieil homme lui lança:
"Dépêche toi vite ! Viens avec nous !"
Melhis ne se fit pas prier, et il se précipita dans l'ouverture.
Mais avant que l'homme eut fermé la porte, il était déjà trop tard. Le brouillard rampant s'engouffra à toute vitesse à l'intérieur. Le feu fut soufflé. Les personnes présentes furent aveuglées. L'obscurité dévora tout.

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