Le chasseur et le gibier
« Il n’y a pas de faux départ, il n’y a que de cruelles arrivées. »
Ma vie se résume aussi bêtement que cette phrase bidon, tout comme elle peut se résumer à un roman. Un roman dont l’auteur serait Stephen King.
Mourir assassinée, je n’aurais pas pu envisager une fin si répugnante à ma vie.
À l’âge où l’on prend conscience que l’existence à une fin, je me voyais vieillir, avec l’horizon derrière moi. Une vie que j’aurai regardé, par-dessus de mon épaule, sans remord, sans regret, en femme d’âge mûre intègre.
De cette vie rêvée, j’aurai joui d’un seul plaisir, celui d’avoir transmis ma passion pour la littérature Française à des centaines d’élèves. Peut-être même à des milliers d’adolescents à la recherche du bonheur.
Vivant dans ma mémoire, explorant ma science infuse, transportant mon bagage culturel de train en train, de port en port, pour un long voyage à travers ce monde parfois si complexe à saisir, je conseille à chacun de mes élèves de profiter du jour présent et de leurs jouvences à la beauté insolente pour nous les aigris, les personnes trop mûres. Car comme le disait Monsieur Pierre de Ronsard qui comparait sa belle Hélène à la rose qui vient d’éclose ; cette vêprée, sa beauté sera déchue, et là je cite le poète :
« Cueillez, cueillez votre jeunesse, car comme à cette fleur la vieillesse fera ternir votre beauté. »
Ne trouvez-vous pas que Ronsard avait la douance facile pour rendre accessible à tous ce qui est difficile à se dire rien qu’à soi ?
Et puisque je ne fus pas douée, il m’a fallu, chaque jour, travailler sans relâche pour obtenir mon billet en première classe dans cet univers hostile qu’est la culture des mots de la langue française, et dont j’eus tant de mal à acquérir le savoir au long de mes années scolaires.
Seulement voilà, à force d’envier Dorian Grey dont le portrait se tarissait de jour en jour, j’avais la jeunesse de mes élèves en obsession. Il me fallait goûter au plaisir interdit.
Alors, il fallut que je m’éprenne d’un de mes élèves lycéen pour que ma vie prenne un tournant à 180° et que je sois face à un autre de mes élèves pour que je sois devenue un gibier à chasser.
Le plus marrant est que le chasseur n’avait rien de terrifiant. Il était même plutôt gentil et mignon. Il portait le nom de Charlie Kelly et je l’avais pris sous mon aile, telle une Maman.
Mais c’était une erreur de l’avoir fait.
Ma faute est d’avoir trop bien tenue mon rôle de mère car il s’est pris au jeu de l’enfant qui ne veut que du bien pour sa tendre et chère Maman.
Mais comment vous dire tout la tendresse que j’avais pour lui ? Un retour en arrière serait le bienvenu.
En ce temps-là, en l’an 2000, à l’approche du XXIème siècle, j’enseignais les textes des grands auteurs Français du XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle à des élèves plus ou moins motivés à l’idée de passer leur bac français en fin d’année.
Deux catégories d’élèves s’offraient à moi, les bosseurs d’un côté et les branleurs de l’autre. Pour les bosseurs, c’était un devoir de venir chaque jour au lycée et d’apprendre, d’étudier, soit des poèmes de Paul Verlaine, soit le roman « Bel-Ami » de Guy Maupassant, soit les essais de Montaigne, ou encore les confessions de Jean-Jacques Rousseau, pour enfin terminer en beauté avec le théâtre de Molière. Les bosseurs ne vivaient que pour cette année cruciale.
Alors, afin qu’ils entrevoient au mieux un avenir des plus ambitieux, pour ceux-là, je les formais à devenir des hommes et des femmes cultivés (ainsi que pourvus de raison). J’avais dans l’espoir pour la suite qu’ils soient l’élite du paysage professionnel de la société Française, voire même des sociétés en dehors de nos frontières.
J’avais devant moi; les futurs soignants, ingénieurs, politiciens, physiciens, artistes, enseignants, thérapeutes, philosophes, architectes, archéologues, historiens, économistes, sociologues, avocats, militaires, chercheurs, entrepreneurs, commissaires, etcétéra, etcétéra... bref, des experts en tout.
Dire que ma mission n’avait peu d’intérêt pour ces jeunes têtes robustes soutenues par des épaules encore frêles serait de l’inconscience pure. Je leur devais un ticket en première classe pour conquérir le monde.
Il n’y avait pas de temps à perdre.
Il fallait, pour eux, prendre le train en marche et ne jamais se laisser séduire par l’oisiveté.
Enfin, il y avait les branleurs pour qui un poil dans la main était déjà bien trop lourd à trimballer au lycée en plus d’un sac à dos.
Pour ceux-là, je n’avais aucune pitié. Je les regardais de haut en bas et leur souhaitais bien des malheurs en agitant sous leur nez le programme que l’Education nationale leur avait concocté.
Toutefois, bien qu’en réalité je ne fasse pas dans le social, un jeune homme me surpris un jour par son esprit créatif et sa soif de connaissance.
Charlie, je l’ai connu dès son arrivée au lycée, en seconde.
Personne ne m’avait prévenu pour lui.
Je veux dire par là que personne ne savait comment l’approcher. L’aborder. L’apprivoiser même.
Comme je vous le disais précédemment, Charlie était d’une réserve et d’un mutisme effrayant qui laissait penser à une forme d’autisme celle que l’on nomme « Asperger ».
La première fois que je l’ai vu, c’était dans le couloir du lycée qui donnait sur ma salle de classe, j’avais souvent la même, la 217. Il lisait un livre d’un auteur que je ne connaissais pas, Richard Bachmann, le livre était « Rage ». Je compris bien plus tard qui était Richard Bachmann. Un auteur très cher à son cœur.
Dans le tumulte des élèves qui faisaient un vacarme assourdissant et où l’on pouvait aussi sentir la sueur de ces pubères en chaleur, je fus estomaqué par le bonhomme. Là où ça vociférait, ça jacassait, ça braillait dans tous les sens, bref dans cette cohue bruyante, Charlie était d’un calme olympien.
Il fallait le voir, droit comme un « i », si sage, si intéressé par sa lecture alors que d’autres faisaient les pitres ou jouaient aux pétasses de première.
C’était une de ses caractéristiques, à chaque interclasse, Charlie avait pour habitude de se nicher dans un coin avec un bouquin de Stephen King entre les mains. A chaque fois que je le voyais, il lisait debout, toujours raide comme un piquet.
Son apparence plus proche d’une jeune demoiselle que d’une figure masculine, m’intriguait. Il faisait dire à ceux qui le voyaient pour la première fois : c’est un garçon ou une fille ?
- Un peu des deux, mon colonel !
Son androgynie le laissait se faire épier par des regards trop souvent curieux, interrogatifs et interloqués. Certes, il était beau mais terriblement silencieux et froid. Et de prime abord, c’est ce que tout le monde pensait de lui.
Moi-même, je restais là à le dévisager essayant de sentir un trouble se dégageant de lui. Mais rien. Rien ne pouvait le déstabiliser et l’éloigner de sa lecture. À croire qu’il était possédé par ce qu’il lisait.
Toujours est-il que je me posais la question : pourquoi tout le monde le regardait avec tant d’étrangeté dans leurs regards ? Il n’avait rien du physique d’Elephant Man.
Au contraire, il avait le plus beau des visages, celui d’un androgyne, celui de Tadzio dans le film de Luchino Visconti, « Mort à Venise ». Cependant, si on l’avait mis dans une foire aux monstres, je vous parie que personne n’aurait été surpris de l’y trouver.
Cela tenait sans aucun doute de ce look très étrange. Un look qui le tenait à l’écart des autres, croyez-moi. De ma vie, je n’ai vu un si joli jeune homme avec une allure pareille.
Comment dire ? À l’époque, il s’habillait toujours de la même façon, à savoir avec des jeans noirs qu’il serrait à mort avec l’aide d’une épaisse ceinture de cowboy. Vous voyez celui avec le gros ceinturon ridicule, le même que portait Chuck Norris dans « Texas Walker Rangers ».
Quant à ses chemises de bucherons, avec les carreaux pour motifs, il ne les laissait jamais par-dessus le jeans. Oh que non ! Pas de cool attitude avec son apparence, il les foutait bien dans le jeans tenu par ses slips, sans omettre de fermer tous les boutons jusqu’au col. Bizarrement, pour son foutu jean, il mettait toujours une taille en-dessous laissant apparaître ses chaussettes blanches aux lignes rouges et noires de chez Auchan, ce qui était plutôt drôle parce qu’il marchait avec des sandalettes marron.
Ça dépareillait à mort, les vivants !
Mais l’un dans l’autre, je crois bien qu’il se sentait à l’aise, un peu à l’étroit certes, mais que ne faut-il pas faire pour se faire remarquer, hein ?
Avait-il un sac à dos d’une marque sportive pour y fourrer ses cahiers et ses bouquins ? Que nenni ! Pas de ça sur les épaules de Charlie. Il avait gardé son cartable vert et gris qu’il avait sans doute récupéré chez Emmaüs et qu’il a dû inaugurer pour son entrée en sixième.
On pouvait dire qu’il était ringard, oui ! Qu’il avait l’air débile, oui ! Qu’il était de loin la caricature d’un connard sans cervelle, non !
Vouloir ressembler à un playboy de boys band, il s’en foutait carrément la chique !
Pourquoi ? Parce que ce type avait sa personnalité !
Et ce type-là, c’était Charlie Kelly !
Je lui ai parlé pour la première fois lorsqu’il auditionna pour jouer Sganarelle dans « Le médecin malgré lui » que j’ai mis en scène à la fin de l’année scolaire.
Et quand il s’est mis à jouer Sganarelle, heureusement que j’étais bien assise. Car dans le cas contraire, je serais tombée sur le cul !
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