Division
Tom était coupé en morceaux depuis toujours. Il ne se souvenait plus exactement l’évènement l'ayant coupé tout d’abord en deux, mais il lui revenait souvent cette image tranchante des montagnes à travers le pare-brise de la voiture. La petite famille revenait du ski, son père conduisait et sa mère avait dit, d'un sourire rêveur : « Si un rocher tombait maintenant sur la voiture, on mourrait tous ensemble. » En effet, avait-il pensé alors, habitué à vivre avec une mère dépressive, ce serait bien de mourir tous ensemble.
Mais une autre partie de lui, alors endormie, s’était réveillée et avait compris que quelque chose n’allait pas, qu’on ne souhaite pas ce genre de chose à soi-même, à son mari, et encore moins à son fils. Ce Tom-là avait voulu crier au scandale, se rebeller. Mais il ne savait pas lequel des deux il était : celui qui voulait vivre ou celui qui était d’accord pour suivre sa mère dans le gouffre.
Quoi qu’il fasse, Tom se sentait toujours en porte-à-faux. A l’adolescence, il était amoureux d’une fille du collège, à qui il n’avait jamais parlé. Il n’était pas conscient d’être juste épris d’une belle image, et avait écrit à Sophie une déclaration d’amour enflammée. Il la lui avait donnée en mains propres, l’air confus, d’une main tremblante, puis avait baissé les yeux avant de partir en courant. En fin de journée, il avait retrouvé la lettre déchirée dans une poubelle de la cour du collège, hachée menue, en confettis.
Il y avait maintenant autant de Tom que de bouts de papiers. Tout d’abord le Tom honteux d’avoir été aussi bête, aussi naïf, puis le Tom interdit devant la réaction excessive de Sophie, car au fond, sa lettre était stupide mais pas méchante et après tout plutôt flatteuse. Etait-elle obligée de la déchirer ? Il y avait aussi le Tom masochiste torturé, qui venait de découvrir une souffrance nouvelle, et qui se projetait désormais dans de futures situations d’échec, se rêvant en une sorte d’anti-héros pathétique. Mais quelle fierté paradoxale tirait-il donc de cette histoire navrante, se demandait le Tom toujours bien vivant qui, longtemps auparavant, avait refusé de suivre sa mère dans son gouffre personnel ?
Quelques années plus tard, le Tom écrivain en herbe, bien résolu à rabibocher ses nombreux alter-egos, s’était lancé dans la rédaction d’une petite histoire, inspirée de cette gifle.
Il y avait toujours autant de monde dans la tête de Tom, qui venait de terminer l'écriture d’un roman. Cette oeuvre quasi autobiographique lui avait demandé plusieurs années de travail. Une partie de lui en était extrêmement fière, l’autre en avait honte, car ce manuscrit contenait ses souffrances et ses fantômes. Devait-il le faire lire ou pas ? Même ses rêves, qui d’habitude lui apportaient la solution, lui envoyaient des messages contradictoires. Une nuit, il fit un rêve horrible où il était un livre-exhibitionniste, un livre avec deux jambes et deux bras s’ouvrant lui-même en public, comme les pervers ouvrent leur imperméable sous lequel ils sont nus. La nuit suivante, il était un oiseau-livre s'envolant vers la liberté.
Puisque même les rêves n'étaient pas d’accord entre eux, et refusaient de lui apporter une réponse claire, Tom décida de jouer la prudence. Cette oeuvre était faite pour être écrite, mais pas pour être lue, conclut-il. Elle lui avait permis de s’affronter lui-même. L’histoire de ce livre devait s’arrêter là. Il écrirait d’autres romans, sur des sujets plus passionnants que sa petite vie. Pour en finir, il décida de brûler son manuscrit… Non, le brûler non ! C’était une solution trop radicale, irréversible. Et si je l’enterrais, se dit-il ?
Le voilà donc qui traverse la ville en direction de la forêt. Après une longue marche, il pénètre un petit bois, puis au coeur de ce bois, découvre une jolie clairière. Une lumière presque magique fait miroiter le parterre végétal. C’est un endroit assez secret pour que personne n’y vienne jamais, mais aussi suffisamment accueillant pour recevoir son livre, son bébé. Là, il creuse un trou bien profond, y dépose le manuscrit, puis rebouche le trou.
Bien plus tard, à l’endroit où Tom a enterré son livre, un arbre a poussé, mais pas un arbre comme on en trouve dans la région. Il est déjà aussi grand qu’un chêne centenaire et sa forme est étrange. On le croirait venu d’une autre planète. Il n’a aucune feuille. Son tronc rouge part en vrille vers le ciel. Ses branches, arabesques noueuses, noeuds de serpents, s’entortillent entre elles jusqu'à s'étrangler.
Très vite, viennent les premiers fruits, lourds, énormes. Lorsqu’enfin ils tombent au sol, les cosses se fendent, et ce sont des clones de Tom qui en sortent. Ils sont tout juste nés, et ont pourtant le corps de jeunes adultes, du même âge que leur géniteur. Ils ne peuvent se sentir et se battent entre eux.
Unis malgré tout par une même colère, ils finissent par former une horde, qui hurle aux vents et à la nuit. Ils se dirigent maintenant vers la ville, nus, sales, couverts de boue, chiens enragés, poussant des cris de bêtes, effrayant les passants. Ils s’arrêtent un instant, au beau milieu d’un carrefour, humant l’air pollué. L’odeur qu’ils flairent flotte parmi les effluves de carburants. Et ils se remettent en marche, proches de leur but, bien décidés à en découdre avec leur créateur.
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