L'Apostasie de Domakonann
L’Infinité d’Akrahi ; constellée d’une quantité incalculable d’étoiles, comme autant d’yeux nitescents et énigmatiques ; scrutait passivement à travers le plafond transparent de l’Agon.
Déjà des centaines de Péréani s’étaient rangés dans les tribunes formant un demi-cercle ; et coupant net en son centre ; le promontoire anthracite de l’Exarque, flèche courbée surplombant de sa hauteur sévère la sellette de Domakonann.
Tête baissée, il attendait le début de la séance ; ne disait mot, contrairement aux spectateurs qui s’adonnaient nonchalamment à des discussions à voix basse, générant un grand murmure, long bruit diffus.
Domakonann avait peur.
Il était persuadé que l’on pouvait le voir trembler d’effroi. Et pourtant nul mal ne lui avait été fait. Alors qu’il s’évertuait à méditer sur les Hagiographies du Domadahan Pyrann, le Premier, celui qui mit fin au Voyage ; deux garants de la Pureté de noir vêtus, et masqués de leurs regards impassibles, vinrent à lui. D’abord, Domakonann avait fait preuve de curiosité : Que pouvait-il faire pour aider les protecteurs de la Dilection des Salvateurs, des Saints et du Serment ? Mais à la vue de la convocation, rouge et sans ambiguïté ; il s’était soudainement senti mal.
Cette convocation menait, sans doute possible, à l’Antichambre de l’Agon, pièce de confinement pour ceux qui sombrent dans l’Impureté.
Il ne savait encore ce que lui reprochait l’Exarque, son esprit voguait follement d’une idée à l’autre ; il cherchait désespérément à savoir ce qu’il avait fait, la chose même qui l’avait déviée du Chemin des Grands Êtres…
Des pas lourds et rigides se firent entendre, provenant du promontoire noirâtre. Tous regardèrent vers la source ; tous, sauf l’accusé.
Une vague de murmures secoua l’assemblée, mais cessa brusquement ; là, Domakonann leva la tête. À travers l’épais vitrage, une partie de la flotte pèlerine était visible, de-ci de-là des groupes de petits engins tournoyaient autour de grosses masses sombres, les Porteurs, qui avaient l’allure de monstrueuses pierres hérissées de pointes. Mais cette vue vers l’espace sidéral était obstruée par le plus éminent des Péréani : le Domadahan.
Sa tenue de blanc et de bleu était sublimée par les émanations de l’Élément de Base, pâle copie de ce qui auréolait les Okani.
Son masque ; seulement deux orifices angulaires sur une surface blanche et sans détail ; se mit à pivoter, contemplant l’assemblée, et cette dernière remua d’un salut collectif. Puis le regard inquisiteur se posa sur Domakonann.
Comme si le Temps lui-même s’était arrêté, l’instant d’une seconde nul ne bougea, aucun son se fit, son cœur manqua un battement. Et finalement, la Voix grave et tonitruante résonna dans l’Agon.
« Domakonann. Membre du Sekopéré. Péréan d’après la Rencontre. »
Le concerné acquiesça à trois reprises, confirmant chacun des éléments de son identité ; il était bien membre de l’équipage du Sekopéré, une ancienne frégate qui daterait de l’époque du Voyage, il y a des milliers d’années ; et en effet il n’avait contemplé ni la Salvation ni le Serment.
Le Péréan rayonnant d’une aura incane poursuivit.
« Les Garants de la Pureté ont jugés votre conduite impropre d’un Okano Péré… »
Son regard sévère, qui perçait à travers le masque, se durcit, puis sa voix s’éleva de nouveau et plus haut encore, comme secouée par une rage soudaine, et son bras, doigt levé, se tendit vers Domakonann.
« Le dénommé Domakonann s’est égaré au dehors du Chemin des Okani, de la plus méprisable des façons !
Il a fui, avec ses confrères, alors que les Salvateurs avaient besoin de l’aide des Péréani ! Alors que les autres âmes de Sol-Akrahi fuyaient vers le Très Saint Monde Bouclier d’Elde-Prim, future Péras, et que la Nuée dévoreuse de mondes persistait à écraser l’Œuvre des Grands Êtres ! »
Un souvenir que Domakonann s’était efforcé d’oublier refit surface, emmenant avec lui une peur primaire terrible et lancinante. Les images revinrent, celles du mur de chairs informes de la Nuée s’écrasant avec force contre l’égide des Okani, lui infligeant une douleur qui se voulait physique.
À mesure que l’Exarque rappelait les faits, les souvenirs battaient les portes de son esprit avec plus de force, toujours plus violemment.
Les Okani et les Péréani s’étaient jurés de contenir la Nuée, de donner assez de temps pour que l’Exode des peuples de Sol-Akrahi se fasse ; et cela faisait des siècles que le bouclier avait été levé, des centaines d’années que la Nuée, cet amas d’horreurs tiré des profondeurs du passé, s’était avancée vers Sol-Akrahi.
Puis vint l’instant de la grande peur, l’effroi primitif.
La paroi s’était mise à frémir, les derniers soubresauts se révélèrent.
D’une poigne de fer, avec détermination, les Derniers Okani tentaient de conjurer l’ironie du destin.
Et si la détermination de la plupart s’était renforcée, de par les mots réconfortants des Salvateurs ; l’équipage du Sekopéré, lui, avait cédé à la terreur ; le Guide, le seul à avoir l’honneur de piloter la nef, avait hésité. Domakonann s’en souvenait bien, car il avait composé un groupe prêt à se mutiner si le Guide ne quittait pas la formation.
Un sentiment de dégoût et d’ignominie lui montait au cou, assénant sans vergogne des hauts-le-cœur. Il s’insulta en silence ; il n’était rien de moins qu’un traître, son propre traître et celui de tous les Péréani !
Non.
Pire…
Le traître de tous les peuples d’Akrahi ; il savait que toutes les âmes de l’univers le jugeaient avec dédain et mésestime.
Le soudain désespoir de la situation aurait pu être supportable si tous s’étaient joints à lui, s’étaient mis à le détester haut et fort. Seulement ce n’était pas le cas, un froid silence avait suivi les paroles du Domadahan, laissant Domakonann seul avec ses sombres pensées, unique témoin de ses mutilations mentales.
Le mutisme se fit plus profond, indicible cage qui offrait une clarté inouïe sur le passé.
Il voyait la Nuée traverser les barrières de Sol-Akrahi ; il voyait également le regard non pas amer et austère qu’auraient dus porter les Okani à cet instant, non, il contemplait des regards indulgents et bienveillants. Le regard accueillant, celui des Salvateurs, qui lui était injustement attribué. Pourquoi !? Pourquoi avaient-ils fuis ? Pourquoi n’avaient-ils pas crus les Salvateurs, comme ils l’avaient faits depuis des milliers d’années ?! Et pourquoi les Okani persistaient, même dans la mort, à être si bons ‽
Domakonann était au bord de la sanité, lorsque l’Exarque reprit son discours.
« Le Guide du Sekopéré, Koraleann, n’a d’ailleurs nullement supporté le déshonneur et la disgrâce, et a préféré rejoindre les Salvateurs dans la mort, peu de temps après avoir mis le pied sur Péras. Ce fut également le cas de 3 autres membres, les autres appréhendés. Vos compagnons, Domakonann, sont maintenant des impurs, partis en exil vers l’Espace Séculaire, en espérant pouvoir accomplir un acte suffisant pour réparer leur honneur. »
L’Espace Séculaire, le Cœur d’Akrahi, l’Origine ; ainsi les autres membres du Sekopéré étaient partis vers ce vide primaire, où seules d’immenses billes de verre, vestiges de l’Aube, subsistaient…
« Domakonann. Vous n’avez nul recours, nulle possibilité de corriger le Passé, ainsi, vous devez assumer vos actions, pour laver votre nom, et celui des Péréani.
La Flotte et Péras sont témoins, vous n’êtes plus l’un des nôtres, jusqu’à ce que vous nous prouviez la pureté renouvelée de votre être ; vous êtes déchu de votre nom ! Domakonann est mort, et dans son ombre, Anaantann rampe en ignorant le Serment et les Salvateurs… »
En ignorant le Serment et les Salvateurs ! L’Insulte le toucha de plein fouet, l’Exarque venait de détruire son image. Anaantann regarda tout autour de lui, ses yeux scrutant à travers son masque gris la foule qui le jugeait depuis leurs tribunes. Ils ne parlaient pas, ils se contentaient de le regarder impassibles ; l’accusé décelait même chez certains une forme de compassion !
Son Devoir, son Nom ! Tout cela venait de lui être retiré.
Mais le plus affligeant n’était pas la sanction ; mais bien l’acceptation d’Anaantann, pis encore, il était son propre bourreau.
Dans sa confusion, il acquiesça aux mots du Domadahan, et bafouilla son nouveau nom. Puis, il se leva, le regard trouble ; perdu, il commença à s’en aller. Mais le Péréan qui le surplombait depuis la flèche anthracite l’arrêta.
« Vous partirez lorsque Primùs-Akrahi voilera la lumière que Solis projette sur Péras. Vous partirez vers l’Espace Séculaire à la recherche de votre honneur et de votre nom passé. Anaantann, partez. »
En baissant le regard, il souffla quelques faibles et vacillantes acceptations et finit par sortir de l’Agon, laissant les Garants de la Pureté fermer les lourdes portes qui se faisaient échos de l’Hagiographie.
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