Grégoire vêt
15/01/19
Corridor hôtelier, couvert de moquette rougeonne de bas en cap. Le groom Grégoire entend la porte du fond grincer. L'occupant de la chambre inspire tous les potins au comptoir de l'accueil : un monsieur fade et gris, grondant par à-coups comme seule requête et unique réponse. Grégoire plisse les paupières : le temps s'étend, on entend mouche voler. Il a vu le client arriver la veille, avec son gros ciré suintant et le chapeau melon comme vissé sur le front. Le groom ignore pourquoi, mais l'inconnu le tétanise ; non pas d'un effroi trivial et subit comme l'entraînent les airs les mieux macabres. Parlons plutôt d'une angoisse insidieuse, de celles qui naissent des mondes étranges et des réalités insaisissables, des mystères placides que les fantasmes fertilisent des pires horreurs. La porte est ouverte ; en sort une jeune fille aux trente pieds de cernes. Grégoire frémit : elle porte le ciré et le melon, rien d'autre. Elle esquisse quelques pas, les jambes frêlottantes comme aux premiers jours. Soudain, ses iris béantes s'étincellent, et, comme lorsqu'on oublie son gilet, elle s'en retourne à la chambre ; la porte claque. Le groom n'ose y croire : le monsieur aurait une amante ? Et toujours ce même accoutrement noir sale, qui... La porte róuvre à la volée. Cette fois-ci, c'est une vieille madame croquevillée, en ciré et melon, aux joues qui pendent le long de gencives brunes. Elle progresse mécaniquement, s'articule à moitié droit et semble trembler en douze images par seconde. Grégoire, droit comme un l, fixe la mémé tâtonnante. À mi-chemin, elle commence à gémir, comme on dépoussière un haut-bois qui grésille au lieu de chanter. Bientôt sa démarche s'affirme, s'équilibre et son crissement continue, toujours plus clair. Grégoire se sent suer ; les yeux de la vieille au ciré balancent aveugles au gré de sa cadence. Enfin elle arrive à l'ascenseur, toussote, puis bute contre le groom. Les deux se figent. Les secondes s'égrènent avec une lenteur cruelle, silence. L'autre a fini ses vocalises, elle claque :
"Sous-sol."
Il l'y mène, puis la voit filer dans la pénombre. Reste là. La peur s'égoutte aux tripes, Grégoire est pris de nausées. Mais la curiosité l'emporte : il actionne l'interrupteur. La nuit cesse avec fracas : face au groom, une grande halle où cent, mille hommes et femmes se retournent vers lui. Ils ont tous la pâleur de ceux au ciré-melon, leurs gestes trahissent la même maladresse. Chacun porte un ou deux vêtements miteux, délavés, qui peinent souvent à tout couvrir. Et partout, d'interminables rayons de cintres, où pendent des corps humains inanimés, qu'on essaie, achète, remplace. La vieille qui l'a mené là a laissé sa peau de vieille et teste une enveloppe d'enfant. Tous fixent Grégoire, en aiguisant leurs aiguilles. Ici, ce ne sont pas les hommes qui portent les vêtements, mais les tissus qui portent les corps !
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