Claude s'échevelle
Cycle des Télrange #1
12/02/19
Il en a fallu du temps avant que Claude pût profiter de la vie. C'était un genre de Samson moderne, de Raiponce réelle : quelle touffe il se traînait ! Partout où il mettait la motte, on se retournait avec étonnement et courait conter l'affaire en battant des mains dans l'air. Crépus par endroits, lisses à d'autres, ondulés pour le reste, ces cheveux semblaient compiler les plus extravagantes singularités du domaine capillaire. Par moments, ils cachaient le corps du pauvre Claude qui se voyait contraint de râteler des heures encore pour apercevoir la lueur du jour. Oh, sa vie sociale en connut les effets, pour sûr ! Je me souviens par exemple de la fois où il avait invité à dîner une demoiselle qui ne l'avait encore jamais vu ; la jeune femme s'était nouée entre deux boucles profondes. La désincarcération dura deux jours, et fut couverte par tous les médias, ravis d'échapper un instant à la monotonie des massacres publics hebdomadaires. Il perdit contact avec sa famille, à l'exception de son sixième frère Frank, qui se lançait justement dans le commerce de perruques, oreillers garnis et autres produits manufacturés à base de fibre humaine. L'entreprise avait fait faillite en quelques mois, faute de volontaires pour s'aventurer là-dedans. Et puis, ils sont tous comme ça dans cette famille, bizarres, et l'excentrisme naturel de Frank n'était pas non plus pour attirer les clients, mais c'est là un sujet où s'appesantir longtemps. En effet, vint un jour où Claude s'impatienta : comment tenir plus longtemps dans ces conditions ? Il organisa un concours fastueux, dont le lauréat empocherait l'intégralité de sa fortune : celui qui parviendrait à couper les cheveux de Claude Télrange serait couronné meilleur coiffeur de l'univers. Les plus prestigieux artisans-sécateurs se ruèrent en raids au manoir familial. Les hélicoptères de la télévision restaient à distance raisonnable, de peur d'emmêler leurs hélices. Les participants se coalisaient en escouades pour rivaliser avec les cohortes de mercenaires rameutés par les lobbys du shampoing.
Contre toute attente, ce fut un jeune militaire ambitieux, le lieutenant Soupape, qui délivra Claude. Le tondeur improvisé s'était laissé porter par les courants capillaires qui se meuvaient à vitesse décoiffante. Ceux qui luttaient finissaient coincés entre les mèches contrariées. En s'acheminant vers les profondeurs, Soupape découvrit cent reliques d'enfance pourrissantes. Il fut ballotté de monde en monde, voyageur intrépide de l'architectonique poilante : il voguait dans les chambres mouvantes où frémissaient les souvenirs d'une vie ; ceux qu'on croche au passage, qu'on retient avec soi, qu'on refuse de laisser couler. Au fil des cases, le lieutenant retraça les petits déboires du manoir Télrange, les mille tracas des jours passés, les amours boutonneuses, jusqu'aux nattes plus sombres – des tresses entrelardées de deuils, les tristesses qui traînent et travaillent comme un lest. Il remonta le flux, jusqu'à toucher le crâne. Le cuir chevelu palpitait avec insatiété : il dévorait les proies prises dans ses fils pour en produire plus. Fasciné par le monstre, le soldat empoigna Claude par le front, serra son poignard, et le scalpa consciencieusement. Tout fier de sa trouvaille, il reçut dix milliards en pension, le grade de caporal pour la peine, et confia la peau pendante aux ingénieurs, qui en firent des grenades encombrantes, des air-bags sécurisés, et des têtes à coiffer.
Aujourd'hui, Claude vit chez Frank. On dit qu'il sourit tout le jour, et qu'il porte un chapeau.
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