le souffleur s'essouffle
03/03/19
Le souffleur de verre avait deux fils. Oh, des tout-petits, qui ne savaient pas même encore ce qu'ils faisaient. Leur père leur avait à chacun donné un sablier, avec assez de grains pour durer toute une vie. Pendant qu'il travaillait nuit et jour à de nouvelles inventions, les petits jouaient dans le grand palais de verre. C'était une chose à voir, ce palais, pour sûr ! : des générations qu'on l'agrémentait des plus fines artisaneries, un musée tintinnabulaire. Les deux frères grandissaient comme des princes, libres d'aller où bon leur semblait. Toutefois, parmi tous les jeux que pouvait leur souffler leur imaginaire d'enfant, il n'y en avait pas un qui n'inclût pas de casser au passage quelque vitrine... Voilà qui venait fort inconvéniemment pour le père tout là-haut : comprenez, à chaque fois que les enfants cassaient quelque chose, il en sortait une bête de chair rose qui paraissait emprisonnée là. Aussitôt, un torrent d'air chaud déferlait dans les tuyaux de verre qui portaient toute la structure. C'était le vieux qui s'époumonait depuis son atelier, avant qu'il y vomisse quantité de sable fin. Les deux gosses insouciants continuaient leurs jeux, et collectionnaient les petites créatures. Impuissant, le souffleur assistait à la destruction de toute son ouvrage. Par dessus-tout, il redoutait que les deux terreurs ne s'en prennent à son chef-d'oeuvre : une grosse étoile à la cime de la plus haute tour. Comme si cette crainte eût l'effet d'un souhait, à peine eut-il fini de vitupérer que les fils voulurent décrocher la sculpture à grands coups de taloche. L'étoile leur avait fait de l'œil depuis un des salons inférieurs ; maintenant, ils se battaient pour savoir qui aurait le privilège de la percer pour libérer l'étoile de chair qui dormait paisiblement à l'intérieur. Le premier, ivre de rage, brisa le sablier du deuxième sur son petit crâne juvénile. Une bouffée de sable roula au sol, et soudain le petit garçon prit autant d'ans qu'il avait perdu de grains. Profitant de cette force physique nouvellement acquise, le vieil enfant projeta son frère du haut de la tour. Il traversa tous les donjons en gémissant. Arrivé aux pieds du père, ce n'était qu'un paquet rouge strié de bris. Pour lui, c'en était trop : il cessa de souffler, gravit les marches jusqu'à rejoindre son fils qui un à un ramassait les grains pour reconstruire son sablier brisé. Le souffleur empoigna le gosse par la peau du cou, l'enveloppa d'un peu de silice en fusion et laissa la croûte sécher. Il rangea la statue nouvellement formée avec les autres, captura le reste de masses roses qui s'étaient échappées, et rentra se coucher.
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