Manon débranche

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28/03/19

Le généalogiste ahane tout le jour à bêcher son verger : la famille Desbranches l'occupe tout particulièrement. Depuis quelques saisons déjà, leur arbre croît à grande vitesse, comme si Cupidon en avait fait son poteau d'entraînement. Tout cela forme un enchevêtrement de rameaux d'une extrême complexité, que le spécialiste se fait un plaisir d'élucider.

C'est un bel arbre qui donne de beaux fruits. Mais pour les atteindre, faut escalader les vieilles racines rabougries, monter tout droit le long du tronc ancestral, jusqu'aux labyrinthiques embranchements des cimes.

Tous les matins, le généalogiste suit le même chemin marqué de balises, le long des tombeaux des grands anciens, et arrive tout en nage à la plus haute pointe de la plus haute brindille. Il y retrouve la petite dernière, Manon, jeune fille bourgeonnante, baignée de soleil. Voilà vingt ans qu'il veille sur elle, et prend note des flux de sève qui pulsent du grand arbre au petit cœur, du petit corps au grand arbre. Bien qu'elle s'en abreuve goulûment, le généalogiste s'inquiète : elle semble tout de même dépérir, flétrir prématurément. On voit ses membres pâmer dans la capsule du pistil. Sa fièvre empire de mois en mois ; le désespoir de l'observateur croît en proportion, jusqu'à ce qu'un jour, monté tout là-haut, il ne trouve plus rien.

Le pédoncule déserté pleure, tout chaud encore du poids de sa fleur. Pris de panique pure, le généalogiste bégaye un cri d'horreur, et se précipite frénétique dans les bosquets voisins. Il s'avance à grands coups de machette sur les bruyères en friche, et les heures s'égrènent à gros bouillons : il s'enfonce dans la jungle dense, noire depuis que de plus frais feuillages l'ont recouverte. Nous sommes au royaume des morts où les feuilles pourrissent et les pétales tombent. Jusqu'où Manon a-t-elle bien pu dégringoler ?

À bout de souffle, le gardien l'aperçoit enfin au creux d'une vieille souche éteinte. Elle est toute balafrée de pollen, boursouflée d'étamines percutées, seule, perdue, sans famille ni fierté. Délicatement, le spécialiste la prend entre ses paumes. Manon est toute effeuillée. Il lui coud quelques jolis pétales pour rabibocher sa pudeur. Elle a toujours le visage terne et mortifié. Il lui lave la figure et tresse ses cheveux bariolés. Elle a les tiges cassées de partout. Il lui assure que quelques boutures feront l'affaire. Mais elle ne veut plus s'accrocher à rien, plus téter à la sève ancestrale, ni à rien d'autre. Et sa famille ? Ne restait-elle pas une Desbranches malgré tout ? Oh, les autres s'en sortiraient bien sans elle. Assez de jeunes pousses iront prendre le relais. Qu'on la laisse là, pas besoin de témoin pour la voir faner.

Le généalogiste se soumet à ses souhaits. Il la laisse là, petite tache de vie dans l'abysse des âges, joyau chéri d'un discret tuteur. Enfin, il est temps de lui rendre, comme elle l'a demandé, un brin d'intimité.

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