appendice des babillonnaires
En me fondant dans la roche où je me suis endormi...
Les premiers mots des nouvelles du parc définissent assez bien cette entreprise de recueil, un recueil qui n'avait pas vraiment voulu en devenir un. Il y est question de se fondre, encore et toujours, fuir dans la rigole comme le petit Tom, suivre le flux des envies comme un enfant. L'écriture de chaque nouvelle correspond à peu près à cet état de relâchement : sans crier gare, on perd pied, la situation dérape, la langue s'emballe, sans fureur, sans affects, soulignant simplement le cours d'une chute pâteuse et calme. je sens est à ce titre des plus explicites : liquéfaction d'un instant, qui perd son sens étape par étape pour n'être qu'écoulement, dilution dans un tout multicolore. Une fois qu'on s'est bien enfoncé dans la roche, il ne reste plus qu'à l'écouter respirer, et tenter de redire ces vibrations imperceptibles, ces gonflements délicats, sans trop se perdre en route. Mais peu importe les accrocs et les obscurités, la phrase suit son cours, oublie son début, roule tranquille. Comme dans un de ces rêves où une aventure peut commencer au beau milieu d'une autre, et qu'il semble que toutes les volontés qui cartilagent le quotidien ont perdu de leur consistance.
...plus qu'une soupe humaine gélatineuse où flottent quelques grumeaux...
Et puisqu'il faut se fondre, délier son corps et le laisser partir en morceaux, les nouvelles du parc sont une longue procession de démembrements. Pas d'écartèlements qui tiennent, il faut que les bras m'en tombent sans tirer dessus, simplement les laisser couler. À première vue, on pourrait croire à du gore, ou du macabre, mais j'ai plutôt l'impression d'un déshabillage. Comme l'apprend Grégoire, les vêtements ont plus d'âme que les peaux, ils disent beaucoup, tandis qu'elles sont flasques et soumises aux moindres changements. Il s'agit donc de les laver, mais pas brutalement, intégralement : pour laver en profondeur jusqu'au fond des organes, il faut les frotter un par un, les séparer. Et quoi de plus morcelé qu'un recueil ? On voudrait désespérément une histoire qui fasse corps, qui se tienne et alimente équitablement la moindre de ses parties. Mais tout ce que j'ai à vous offrir, c'est un sac de bouts, une salade de parties qu'il s'agit de polir pour ce qu'elles sont : des langues, des têtes, des dents. Dans Manfred s'essore, tous les amis de Manfred se regroupent pour lui demander pourquoi il ne s'est pas mis dans la machine à laver d'un bloc. Sa réponse est absurde, mais claire : seulement en morceaux il peut se voir clairement, et ne pas se noyer dans le tambour.
[Il] errait sans but, sans penser, sans sentir, tandis que tout s'embouait.
Le but visé ne peut donc définitivement pas être l'horreur : pour craindre il faut tenir encore à quelque chose, et les nouvelles sont un espace de détente, de perte de contrôle. Impossible de se maintenir face à l'insoutenable, de lutter âprement pour sa survie : les personnages ne sont là que pour sombrer, et l'histoire s'arrête lorsque leurs faibles prétentions sont rabattues au néant. C'est ce qu'explique le narrateur de je rampe, satisfait de son inhumanité. Toute entreprise de construction est vouée à l'échec, à la liquéfaction et au morcellement : il en va ainsi du couple de Martin et Louise, où Louise ne peut supporter le manque de rigueur des affections de Martin. Alors, elle les lui tue, ou les lui cloisonne dans son dos, empli de morts-vivants. Le résultat, lui, reste le même : les personnages finissent abattus, déçus, arrachés à eux-mêmes et aux quelques critères qui les définissaient. Léo perd son vélo, Jean se suicide, Manon est tombée de sa branche. Ils finissent leurs lignes las, fatigués, mornes. L'horreur est toute tension ; ici, le corps démembré a perdu tout ligament, et plus rien n'a de sens. Ces nouvelles finissent par l'arrivée de la fin : on ferme les yeux, le vide fait son entrée. La nouvelle reste une historiette, une petite poussée, une idée qui veut faire son chemin mais qui n'a pas même le temps de germer.
On dit qu'il sourit tout le jour, et qu'il porte un chapeau.
Mais cette lassitude a le goût des cuites et des lendemains d'amour : on s'est crevés à se quitter, à se déchiqueter après tous ces jours à tenir, à construire, à rester ferme sur ses pieds. La nouvelle explose tout ce qu'on croit garder, elle s'en empare et secoue très fort pour démystifier. Après les faits, passé le creux où l'on a cru rejoindre le néant, ne reste qu'à recoller les morceaux. Certains y parviennent. Il y a ceux qui remotivent leurs vices et s'apprête à (se) reproduire, comme Fanny passe la bague à Félix après avoir fini d'exploiter Fédor, ou comme la fille cadette de Mathilde décide elle aussi de tuer son aîné, ou encore comme le barbu pèse toujours. D'autres parviennent au contentement, débarrassés d'un caractère qui les rendait hirsutes. Ils ont beau ne plus être eux-mêmes, ils sourient, et portent un chapeau, enfin capables de tenir quelque chose. Comme après l'orgasme, le corps se détend, se relâche et devient la proie d'un sentiment étrange, d'une mélancolie où se mêlent lassitude et bonheur. Ainsi l'amuseur de bord de l'Irradieux reste interloqué quand un rival rosit son rouge.
...comment fait-il pour porter un tel melon ?
Ces petits riens sans prétentions sont les cadres parfaits pour la mise en scène de l'orgueil des personnages. Ils ont des grosses faces qui gonflent et couvrent tout. Que ce soit par explosion de tête, par bulbes de visages, il s'agit de frapper le lecteur comme l'écu, y imprimer ses traits et se faire pousser sur les autres, dans une optique de conquête à peine dissimulée. Mais encore, la volonté de domination, de contrôle et d'uniformisation se solde par une désillusion : le père Télrange finit tout seul, car cet homme à la grosse tête n'a légué qu'un morceau de visage à chacun de ses fils (à Adam les dents, à Lang les... vous savez bien, etc.). Ceux-ci préfèrent jouer de leur don, virtuoses du morceau. De même, l'alchimiste de je brise n'arrive pas à maintenir son rôle, ne croyant même plus à sa magie. Ces fiertés blessées gardent un goût amer de leurs échecs. Les nouvelles sont trop insignifiantes pour soutenir la moindre ambition, et il y a là de quoi exorciser les surplus d'amour-propre. Tuer les fantômes de l'excellence.
C'est le premier jour d'école du petit Tom.
Les personnages des nouvelles du parc sont soumis à des pulsions de bon élève, qui les pousse à toujours vouloir s'élever au dessus des autres. Non seulement en sachant plus, mais encore en faisant mieux, en étalant leurs belles collections. Le parc est une grande école qui ruisselle de savoirs : non pas qu'on en soit avare, au contraire ! Le trop-plein ronge les petites gens des nouvelles, qui pourraient se contenter d'être peu, mais s'efforce à atteindre les horizons de l'omniscience. Le narrateur de je sais se targue de connaître le plus grand secret qui soit, celui de je me rassasie se tue à tout goûter, celui de je grimpe s'embroche aux cimes du monde, et enfin celui de je cours se croit apte à dépasser mille concurrents qui s'élancent sur tous les terrains sans raison apparente. Ce dernier tombe, il tombe et trouve la satisfaction dans le relâchement, dans une danse trempée d'encre, l'écriture. La trop grande ambition mène à l'explosion ou à l'erreur fatale, et la nouvelle cède sous le poids des accumulations. Une fois l'effet de brèche opéré, les volontés de conquête s'efface, ne reste que la musique des mots. Un flux insensé, primitif, qui sabote les morales humaines. Saborder le spectre de l'humanisme.
...le déluge d'étudiants vinassés, gloussifs, goguenards, fringants dans une jeunesse qu'ils étalent de partout...
Emportés par le courant, les mots imperceptiblement se tordent, s'effritent et perdent leur forme encensée par les croûtons de l'académie et les autres littrés. Les manuscrits sont un champ d'expérimentation littéraire beaucoup plus poussé que le rendu final ; je les ai grandement aseptisés en les recopiant, par souci de compréhension. Quelques reliquats de néologismes s'immiscent cependant au fil du livre, comme Tom qui "virpille" sur les toits. D'autres sont de simples déformations, imbrications et refonte de mots défigurés. Des anglicismes éhontés parsèment les parchemins. La ponctuation également fait des siennes, s'essaie aux doubles virgules, timidement.. doucement.. pour n'effaroucher personne. Tout en parlant fluidement, comme ça vient, comme ça crée, sans se méfier des langues de pierre des grammairiens. Tordre les traditions.
J'ai longtemps hésité à ce propos. Les histoires s'éloignent du clinquant et de l'aura family-friendly du mot "parc". Parlons plutôt des nouvelles du crap.
Après quoi il se leva, et s'écria :
On ne sait pas. On a beau tourner la page, on ne saura jamais ce que De Raince a dit. Encore un fou qui voit ses espoirs mystiques déçus ? Ou bien un silence lancé, ouvert, jaillissant ? C'en est fait des babils. Pour le reste, je n'ai pas fini de donner les nouvelles.
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