ils expérimentent
L/25/11/2019
Désormais que tu as fait amplement connaissance avec cette fascinante espèce qui nous apparaît sous le nom d'éponge, tu pourras comprendre les enjeux de la préservation de l'espèce, et tu seras sensible à la dureté de leur traitement. Avant tout jugement hâtif, laisse-moi seulement narrer l'anecdote.
Une poignée d'hommes bas et cupides s'étaient penchés sur les travaux du maître à penser de la science spongieuse, l'illustre Cousteau, et trouvèrent en la race des éponges un objet d'étude digne d'expérimentations plus poussées. Quand le premier s'était contenté de les observer dans leur milieu naturel, il s'agissait ici de pousser le vice jusqu'à tester les limites d'adaptation des individus. De grandes pêches furent organisées le long des plages, où des agents spécialisés étaient chargés de repérer l'éponge, de s'en approcher sans réveiller son attention, puis de l'enfouir dans un sac humide. Une brigade de nettoyage enterrait les éventuels effets personnels laissés à joncher là, pour ne pas déranger les passants avec des soupçons inutiles. Une fois que les ravisseurs eurent capturé un grand nombre d'éponges, ils les restituèrent à un laboratoire apprêté pour l'occasion, où l'on répartit les individus directement dans les incubateurs, ou dans la réserve au cas où les premiers viendraient à mourir.
Tu te serais cru dans un film de science-fiction : ambiance de tuniques blafardes aseptisées, instruments à la pointe des techniques heuristiques, trente regards disséquant les moindres mouvements des éponges, piégées dans de grands aquariums concaves où cent tuyaux se raccordaient à leurs pores. Au lieu de prendre la peine d'écouter ce qu'elles avaient à dire (encore qu'on eût du mal à comprendre), on préféra se contenter des signes corporels les plus basiques. On injectait tous types de produits liquides pour voir gonfler les cobayes d'une manière ou d'une autre, voir s'y afficher telle couleur ou causer telle réaction. Ainsi, l'inventaire exhaustif des possibilités spongieuses put être dressé, au prix d'innombrables vies – je n'oserais décrire les visages horrifiés entassés dans la fosse commune, d'où empestait un relent d'acides et de mort. Néanmoins, les expérimentateurs finirent par trouver satisfaction, en prenant conscience que certains individus, lorsqu'on les plaçait longuement dans un bain savamment composé, gagnaient d'inestimables qualités : plus grandes, absorbantes et résistantes, ces sur-éponges n'avaient pas souffert en vain. Une fois replongées dans l'océan, on les vit dominer sans peine tous types de milieux, tyrannisant avec entrain les populations de simples éponges présentes sur place.
Les commanditaires de la recherche décidèrent qu'il était temps de transposer l'expérience chez les hommes ; ils butèrent sur la pratique. En effet, ils furent contraints d'avouer que ce qu'ils voulaient mettre en place existait déjà sur terre, qu'on appelle cela formation, et qu'ils en sortaient tout droit. Si bien formés par les années passées dans les bains les plus enrichissants, ces universités cotées et ces écoles à sigles, ils avaient oublié qu'ils ne valaient pas plus que des éponges pleines à craquer de planctons académiques. Ils rirent de leur naïveté et mirent fin à leurs troubles agissements.
À compter de ce jour, ils n'utilisèrent les éponges qu'à une fin traditionnelle, sans essayer de comprendre ; elles sont savoureuses en soupe.
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