Cycle de Léonard #2

J.05.02.2020

Quand Léonard est rentré en classe lundi matin, le choc fut général : il avait l'air de nous avoir quittés depuis dix ans, alors que la plupart d'entre nous ne l'avions pas revu seulement d'un weekend. Il s'est mis à serrer la main à tout le monde, mais avec un sourire si franc que chacun se sentait obligé de le lui renvoyer.

Dès que la sonnerie se fit entendre, il s'assit et commença à poser des questions, sans interruption, deux heures durant, avec un aplomb tel que le professeur ne sut lui refuser de développer des considérations qui dépassaient de loin notre menu programme. Jamais le pauvre enseignant n'avait le temps de finir sa phrase, tant Léonard le bombardait de remarques d'une pertinence extraordinaire. Il en pompa la salive avec un sérieux sans exemple, de sorte que le professeur, à l'issue du cours, s'écroula et s'en vint en congé.

À l'interclasse, un cortège de professeurs s'en vint chercher le phénomène pour l'invectiver. On avait consulté et revérifié tous les registres, papiers comme numériques : d'une moyenne généralement basse, Léonard était passé à vingt sur vingt dans toutes les matières, avec des appréciations des plus élogieuses. On soupçonnait le piratage, les pots-de-vins, la sorcellerie ! Pourtant, l'accusé montra ses copies de bonne foi, où la preuve de sa perfection éclatait. Troublés d'y voir leurs propres félicitations, les professeurs battirent en retraite, balbutiant que peut-être ils avaient bel et bien corrigé cela.

Tous les élèves vinrent cajoler Léonard pour lui extirper son incroyable secret ; le seul nom de Léo Ptimald courait dans toute l'école.

Le lendemain, trois nouveaux élèves se présentèrent dans un état tout aussi flamboyant, et se congrégèrent au premier. Cette clique d'élite, escadron d'inébranlables, finit de tirer des professeurs toutes les connaissances disponibles, si bien qu'ils passèrent le reste du temps à discuter entre eux. Mais bienheureux qui eût pu suivre un pareil dialogue : mots savants sur références exactes, ils développaient un propos intellectuel d'une logique imperturbable, à en faire rougir Socrate. Le pseudo-café-philo prit en ampleur, à chaque jour ses nouveaux adeptes, jusqu'à ce qu'enfin les professeurs aient eu vent du secret, rattrapant soudain le niveau des élèves. Les cours étaient devenus de si haut vol (je crois que jamais on n'en vit d'aussi brillants à Oxford ni au Collège de France) que seuls les élèves "léonisés" - ainsi avaient-ils baptisé leur condition – pouvaient les suivre.

Cet étrange phénomène s'était propagé par ailleurs, et le secret n'en fut bientôt plus un : on présenta au J.T. cette start-up révolutionnaire aux méthodes mystérieuses, Power-up, que le gouvernement avait déclarée d'utilité publique et avec qui il négociait pour acheter des conversions de masse à bas prix. Bientôt chacun fut remplacé par son meilleur soi, mis à part moi, qui ne me faisais pas à l'idée de me quitter.

Un soir que je me promenais au parc, je découvris un rognon d'homme crasseusement prostré derrière une benne. Je reconnus mon ancien camarade et m'écriai : "'Nard !" Je lui demandai pourquoi il n'était pas en cours, il m'avoua qu'il n'y était pas allé depuis trois mois – or, cela faisait trois mois qu'il vomissait sa perfection sur les bancs du lycée. Léonard m'étreignit en pleurant à chaudes larmes : le meilleur lui, ce n'était pas lui, mais un autre, et il avait perdu son logement, sa place au lycée, ses papiers, du moment qu'il avait signé son contrat Power-up. Sa famille elle-même le considérait comme un imposteur, trop flattée d'accueillir un pareil winner en son sein. Je levai les yeux, et reconnus avec effroi des colonnes infinies de remplacés laissés pour compte.

Au loin on levait des camps.