Charles d’Éon réforme
Cycle d'Eon #2
V.07.02.2020
Revenons sur les mesures prises en réaction à l'hypergentrification des prisons sous la présidence de Charles d'Éon, qui y avait testé les dispositifs de bien-être dernier cri pour tenir ses promesses électorales, sans prévoir que tous les crasseux des tréfonds se jetteraient sur leur prochain pour jouir du confort des barreaux molletonnés. Pour pallier l'évident manque de place, il fallut rendre les cellules payantes, de sorte que les plus viles crapules n'y eussent plus leur place, pour garder plutôt les grands fraudeurs et autres violeurs fortunés. L'épuration dura quelques semaines, au terme desquelles prison devint synonyme de palace à louer, sursis en option, où tout le gratin se réunissait occasionnellement.
Restait à s'occuper tout de même des masses de détenus démobilisés, qu'on ne pouvait pas décemment relâcher dans la nature. Non pas qu'on se souciât de la teneur de l'opinion publique, mais plutôt on considérait l'inutilité de la remise en liberté de pourritures qu'il faudrait poursuivre encore dans deux mois, pour enfin se redemander où ils devraient finir leurs jours.
On tint un grand conseil d'Etat où une bataille fit rage entre trois camps rivaux : les suppliciers, les réactionnaires et les égayeurs.
Les suppliciers soutenaient que l'avantage de la prison – outre la neutralisation des individus néfastes, auquel cas la cryogénisation suffirait amplement – résidait dans la macération morale des fautes à expier dans l'exiguïté d'une cellule (c'est pourquoi c'est aussi le nom de la chambre des prêtres). Le bénéfice étant dans la souffrance psychologique, il s'agissait de stocker les esprits des détenus dans des serveurs programmés pour les torturer, plus ou moins insoutenablement et durablement selon les crimes, et cependant les corps pourraient servir d'hôtes aux esprits des vieillards maintenus en vie dans les sous-aménagements, moyennant quelques milliers de francs.
À ceux-là s'opposaient les réactionnaires – le parti le plus puissant et le plus nombreux, pour lequel le président d'Éon lui-même avait un penchant – qui comptaient revenir à la solution radicale : la peine capitale. Ces nostalgiques de la guillotine avaient le mérite de trancher dans le vif du sujet, apportant une solution nette au problème humain ; ils comptaient pousser la pratique encore plus loin que nos ancêtres, puisqu'à défaut de prisons il s'agirait de se débarrasser du moindre délinquant, quitte à adapter la taille de la tranche au nombre de mois d'incarcération, car il serait exagéré de tirer d'un petit voleur plus que le scalp.
Les partis démagogues et clientélistes s'unirent au contraire sous le front égayeur, qui prônait que le bonheur vrai et pérenne seul pouvait empêcher un individu de commettre le moindre crime. Ils proposaient donc d'imposer à tous les détenteurs de casier de porter des caméras biométriques dans les narines, qui calculeraient continuellement le taux de sourires quotidiens. Dans le cas où le détenu ne sourirait pas plus de soixante-dix pour cent de son temps de veille, il serait tenu de participer à des séances d'égaiement dans les Centres d'Humanité présents dans tous les quartiers enfouis de la capitale. Leurs détracteurs pointaient – et à raison – les coûts élevés de cette méthode, d'autant plus que l'équipe de R&D se disputait encore sur le gaz hilarant à faire inhaler aux éventuels réfractaires.
Comme dans tout débat qui se respecte, chacun campait sa position en s'acharnant à brailler plus fort que l'adversaire. Cela s'éternisait sans trop de péripéties, mis à part les traditionnels référendums à interpréter selon le vent du moment : face à "Comment doit-on punir les prisonniers ?", le "Oui." l'a emporté à soixante-seize pour cent.
L'assemblée de refonte pénale, malgré sa perte de pertinence, a cependant été maintenue, et même après que d'Éon a pris sa décision finale, puisque les conseillers tenaient à rester payés grassement quelques années encore. Lorsqu'ils eurent tous éculé leurs arguments arbitraires et stériles, on installa leurs hologrammes pour repasser chaque jour leurs plus beaux moments de bravoure, et ce de manière assez décousue, ce qui donne un débat souvent cocasse. L'anthologie passe encore aujourd'hui, quotidiennement et en direct sur la quatorze.
La bataille idéologique s'est poursuivie dans les appartements du président, à l'Elysée, qu'ont investi les petits partis qui n'avaient pas leur chance au conseil d'Etat, préférant se tourner vers un lobbyisme à l'ancienne.
D'Éon reçut d'abord un joli paquet-cadeau de la part des expéditionnistes, qui avaient à cœur de renvoyer les détenus dans quelque obscure dimension parallèle qui restait à coloniser : ce serait pour avoir une main-d'oeuvre nombreuse et passionnée, qui pourrait regagner quelques libertés au fil des ans, à mesure des profits. Mais le ministre de l'exploitation nationale confirma au président qu'il y avait bel et bien anguille sous roche : aucune étude n'avait prouvé qu'on ne trouverait pas quelques races dérangeantes dans ce coin de dimensionnalité, peut-être des géants, voire des légions infernales dormantes.
Ce ministre ne se priva pas d'ailleurs de soutenir le parti de son beau-frère : les hommanistes. Sans la cruauté des suppliciers, l'impatience des réactionnaires, la naïveté des égayeurs et la bancalité des expéditionnistes, les hommanistes semblèrent proposer la solution la plus juste et raisonnable : puisqu'il faut – et c'est une chose entendue – qu'un homme criminel soit moins qu'un homme, puisqu'en dérogeant à son devoir il renonce à ses droits et libertés, et puisque par ailleurs il paraît nécessaire qu'il soit plus utile que pesant pour la communauté nationale, autant faire de ces hommes les mains d'autres hommes. Ainsi le ministre obtint du président un rendez-vous, où il lui présenta une sélection d'hommes de main. Charles d'Éon béa d'étonnement à la vue de ces étranges modèles : tout entier couverts de plâtre et enrubannés de bandages, les hommes et femmes de main se tenaient parfaitement droits dans une livrée noire impeccable où brillait un nœud-papillon. Le délégué des hommanistes déroula sa description :
"Ils voient mais ne regardent pas, Ils entendent mais n'écoutent pas, Ils obéissent mais jamais ne comprennent. Si l'absence de visage vous gêne, nous avons à disposition une série de masques réalistes. Désormais, au tribunal, il vous suffira de vouer les condamnés à un certain nombre d'années au service du patron qui en voudra bien. Vous le recouvrirez d'un plâtre spécial, qui rongera sa chair petit à petit. Il deviendra alors purement fonctionnel, outillé par d'autres volontés. Pas besoin de le nourrir, ni de le faire se reposer. Dès lors, le criminel n'a plus rien à affirmer, il a perdu le droit d'être quelqu'un. Et dans ces conditions, il est à peu près impossible qu'il ne se laisse pas aller à être n'importe qui, pour être prêt à accomplir n'importe quoi, obéir, tout simplement. Plus encore, il s'oublie peu à peu, se confond dans la masse des hommes de main. C'est pourquoi il est capital de ne jamais le nommer, ni de l'affubler de tout signe distinctif. Grâce à ce procédé, le condamné a de fortes chances de ne pas être capable de se rendre au tribunal à la date fixée pour sa libération. Et même s'il y pensait, que resterait-il de viande en lui après des années passées à demeurer n'importe qui ? Ce serait un paquet rouge débile, tout juste bon à jeter à la corbeille. Non, plus vraisemblablement, il restera de main, jusqu'à sa mort naturelle, quand le plâtre aura imprégné jusqu'à la dernière goutte de sang. Alors, l'individu vidé de sa vie se pétrifie, craquelle puis part en poussière. Selon nos estimations, cela survient au bout de dix à vingt ans de service, selon les individus, mais nous améliorerons notre formule pour parvenir à des résultats plus honorables. Avec quelques petites donations, nous pourrions pousser l'économie jusqu'à deux, trois cents ans de service, qui sait..."
Tonnerre d'applaudissements. La main sur le cœur, d'Éon s'écria :
"L'homme demain sera l'homme de main !"
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