elle gobe

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J.13.02.2020

Parmi toutes les sorcières qu'il m'a été donné de rencontrer, rien n'approche en bizarrerie la gobeuse d'œufs. D'aspect, elle porte habituellement un visage des plus communs, voire mieux : un beau visage de femme tendre et généreuse, un peu large, sans piquant. D'épaisses tuniques et turbans bariolés cachent le reste de son corps, de sorte que je n'y puis point découvrir de monstruosité, à part sur les mains aux longs ongles griffus, velues et épatées, comme étalées au rouleau. Son repaire, de même, s'écarte assez du taudis labyrinthique de ses comparses ; il a plutôt l'air d'un foyer banal, d'une maison de famille modèle. Le jardin est une petite pièce bétonnée où pend une lumière rêche, les murs peints en vert et bleu en manière de nature. Mêmes motifs sur les rares fenêtres, où n'entre aucune lueur. Derrière la porte d'entrée se trouve un long couloir avec autant de portes d'entrée qui donnent sur autant de pavillons modèles. Ce couloir est la colonne vertébrale du repaire, le rayon de la ruche qui nourrit toutes les alvéoles, et dont seule la reine connaît la sortie véritable.

Dans chaque maison, la gobeuse d'œufs place un homme, qui se croit chez lui à attendre sa maîtresse, dans un chalet de campagne où scintille la nature. Ces hommes, quand ils emménagent, sont sommés d'emporter avec eux tout ce qu'ils aiment et ont jamais aimé dans une valise. Elle les choisit soigneusement, assez mûrs pour qu'ils aient goûté aux choses du monde, assez immatures pour avoir la vanité de s'infatuer encore. Ils doivent tomber raides amoureux d'elle, de sorte à oublier la facticité de leur enclos, et être prêts à sacrifier de grosses valises bien juteuses.

Ensuite, ils sont mandés de couver. S'ils ont peur de s'ennuyer à force de couver, elle leur dit qu'il faut penser à elle. Au départ, les hommes, surtout venus ici pour visiter, s'adonnent au jeu par politesse. C'est le piège : ils se mettent à ne plus pouvoir penser qu'à la gobeuse, du temps infini qu'elle les laisse couver. Mais ne croyez pas à quelqu'étrange parodie de poulailler : ils n'ont droit de couver que leur valise, en s'asseyant dessus et la tenant bien au chaud. Chaque hôte a ses fétiches : voitures pour les uns, appareils informatiques pour d'autres, chiens et chats, femmes et filles, mères et restes. Peu importe la taille de ce qu'il aime, cela rentrera toujours dans les bagages, quitte à ce que la sorcière les aide à empaqueter grâce à quelque incantation. Tout en les macérant dans la sueur de leurs cuisses, les couveurs aspergent leurs biens aimés de pensées pour la gobeuse.

Au début, les êtres chers protestent parfois, tapent sur les parois de la valise où ils sont compressés, mais ils se calment bientôt, la chaleur et la suffocation aidant. Ils sentent une langueur paralysante les empoisonner, qu'ils ne soupçonnent pas être le baiser de la gobeuse. Les hommes ne pensent pas non plus à ce qu'ils font, ils n'attendent qu'une chose pour recommencer de vivre : que revienne la reine.

Aussi réagissent-ils à peine lorsque, sous leurs fesses chaleureuses, leurs voitures, leurs portables, leurs chiens, leurs femmes, leurs filles et le reste, soudain éclosent. Pendant quelques minutes, on entend des os et du verre qui craquent, la ferraille qui crisse contre les chairs, et les râles d'agonies des victimes apathiques.

Ce sont de drôles de poussins qui les transpercent à coup de dents, défont la fermeture éclair de la valise et sortent à l'air libre. La coquille est percée ; le couveur peut admirer la plus hideuse créature qui ait jamais foulé les tréfonds. Il n'a pas donné naissance à un nourrisson, non, mais à une petite tête brune, boule de cartilage aux dents retroussées vers l'avant. L'aberration culbute d'avant en arrière, enfermée sous une forme grossièrement ovoïde, ponctuée de demi-membres tentaculaires piqués d'éclats de sabots et autres mandibules déformées. Ces excroissances tordues, restes piteux d'un corps incapable de pousser, pendouillent flasquement en attendant de se détacher naturellement, pour laisser un croûton indélébile sur la face cabossé de la vermine. Cette larve-adulte, œuf éclos, gesticule sur le carrelage en couinant, incapable de voir au travers de paupières comme fondues dans les yeux. La gobeuse d'œufs fait le tour des chambres, elle ramasse les petites têtes et les fourre dans un panier.

Il est rare qu'un homme se divertisse autrement qu'en cultivant son adoration pour la gobeuse et qu'en lui pondant de beaux enfants. Le réfractaire est durement châtié : d'un coup de dent elle lui arrache le sexe, et continue de mordre tant qu'il ne promet pas de redevenir aussi sage qu'avant. Au contraire, pour récompenser les plus vaillants, elle a des manières avec ses grosses mains qui assurent mieux encore son emprise.

Ayant fini sa ronde, elle repart au bout du couloir, son petit panier sous le bras. Arrivée dans ses propres appartements, elle déguste la récolte, gobant des bébés aussi gros que sa tête dans un mouvement que je n'ose vous décrire.

J'ai longtemps été son amant ; j'échappais au traitement commun car j'avais eu l'audace de choisir ma chambre ; j'avais choisi son lit à elle. Elle m'en gobait certes, mais je sortais de temps en temps, pour respirer, et notre séparation s'est faite tout à fait à l'amiable.

Un soir, elle m'a demandé pourquoi elle ne m'épouvantait pas. J'eus un sourire, et répondis qu'on ne l'appelait sorcière qu'à cause de sa gourmandise. Si elle n'avait qu'un seul couveur, on ne se fatiguerait pas en sobriquets, et on a laisserait puiser son époux.

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