je bois
J.12.03.2020
À force de polissonner parmi les œnologues et autres amateurs de délicats alcools, vous finirez forcément par vous égarer dans les coulisses de sombres associations, de celles qui n'ont pas oublié la valeur de ces boissons éthérées : on les y coupe de datura pour exalter le pouvoir transgressif et désinhibiteur de l'eau de feu, on y déchire les palais à la pelle avec des concoctions venues du fin fond des Amériques – mais encore ça n'est rien.
La plus obscure de mes découvertes est survenue du temps où je me spécialisais dans le rhum. J'avais roulé ma bosse aux Antilles, dans la moindre brasserie, tant et si bien que les moustiques, excités par mon sang fraîchement aromatisé, me refilèrent la fièvre paludéenne. Heureusement, je fus soigné chez un bon ami, le Dr. Bouyon. Aidé de ses filles, il fit filer l'infection en un temps record.
Une fois tout à fait rétabli, il m'avoua que si je cherchais le meilleur rhum, je m'étais trompé de contrée : ce dernier se trouvait aux abords de la capitale... dans un établissement très secret, une brasserie introuvable par ailleurs. Il en parlait à demi-mot, avec des paillettes dans les yeux et un sourire indescriptible. Il refusait de répondre à mes questions, avançant simplement qu'il s'agissait d'un endroit que les hommes doivent trouver par eux-mêmes.
Je soupçonnais le canular, d'autant qu'internet était incapable de me donner des renseignements sur l'échoppe, lorsque je mis le doigt sur une brochure. Je m'emparai du prospectus avec circonspection. Il était bourré de fautes : à chaque fois que le mot « rhum » apparaissait, ce dernier se voyait affublé d'un « e » inopportun. Enfin, Rhum n'a pas été mis en bouteille en un jour, et de même je ne devrais pas juger précipitamment d'un tel manque de sérieux. Je tins à visiter les lieux par moi-même.
Je poussai la porte d'une façade décrépite, dans une rue honteusement engoncée dans des sous-sols crasseux. La salle étirait ses moisissures le long d'un couloir étroit où flageolait une poignée de tabourets. Deux ou trois clients solitaires sirotaient leur soûl au comptoir, tandis qu'un serveur raclait son chiffon huileux contre un verre. Je m'assis là où je pus, et tentai de commander leur fameux « rhum des foins ». Pas de réponse ; le serveur rinçait inlassablement le même gobelet opaque, les yeux levés droit devant, un petit sourire satisfait autour de deux rangées de dents maronnes. On aurait dit un pantin, après trente ans passés dans une cave humide et fongeuse. Mais assurément, c'était un homme, et les autres à côté, de même. Un homme en très mauvais état, à la chair flottée et fourbue. La poussière chargée de miasmes pénétrait jusqu'aux os, et je sentais mes organes se rétracter un par un, comme pour dire « non, je ne m'y tremperai pas ! ».
L'ambiance étouffante m'aurait dix fois fait tourner les talons si seulement la curiosité gustative ne me retenait pas par la langue : il y avait dans l'air une odeur indicible, rance et sucrée, comme du sirop, qui excitait quelque chose en moi que je ne saisissais pas exactement : des souvenirs de fièvres d'enfance et de dimanches pluvieux remontaient par petites bulles, et les caresses des doudous quand le mal me serrait...
Je répétai ma requête, et par bravade peut-être, lus bêtement ce que les menus proposaient : je demandai un « rhume ». Aussitôt, le serveur brandit le doigt vers les toilettes du fond. Son coude chargé de rouille avait grincé.
Je me rendis là-bas, et découvris un escalier pentu, moussu, où gouttaient des essences douteuses. Toute une machinerie de fusibles et de tuyaux mal rapiécés, où fuyait parfois un nuage de gaz fétide, balisait le chemin jusqu'à une porte à battants. Un homme de main me barra le passage. Son costume, déchiré de toutes parts, exhalait une intenable odeur d'urine. J'avançai que j'avais été conseillé par le Dr. Bouyon. Le vigile s'éclipsa.
Deux minutes plus tard, mon ami éclatait les battants contre les murs, ses grosses mains noires tendues vers moi en signe d'embrassade.
« Tu es venu ! »
Survolté, Bouyon me prit par les épaules, et m'entraîna. Il différait du petit gars timide au chapeau de paille que j'avais connu aux îles, et je doutais que l'alcool puisse être cause de son état actuel : ses pupilles élargies recouvraient tout le blanc de l'œil, décrivant neuf cercles concentriques ; deux petites cornes perçaient ses tempes ; sa salive fumait et suppurait par giclées depuis les verrues qui palpitaient sur son visage.
Nous déboulâmes aussitôt dans une halle monstrueuse, sans fin, des tables et des tables pleines à ras-bord d'hommes et de femmes plus abîmés encore que ceux d'en haut, des débris verdâtres de vies mutilées. Entre eux circulaient des serveuses en minijupe, pas moins épaves pourtant, et tous sifflaient des verres et des chopes et des barils de...
Bouyon me planta face à deux de ses acolytes. Des cartes à jouer jonchaient la table et le sol alentours. L'un des deux gusses gémissait doucement, la main poignardée par un long couteau. La partie s'était probablement mal terminée. Dans un geste de réconciliation, mon ami s'écria :
« Devinez qui j'amène ! Comme promis ! »
Le premier joueur se contenta d'hocher énergiquement la tête. Je faillis m'évanouir : son visage avait été tordu, arraché puis recousu grossièrement. Ses lèvres s'entrechoquaient doucement sur le coin du front. Un œil m'inspectait par dessous le menton, l'autre sortait d'une oreille comme une murène de sa tanière.
Le second joueur, comme hébété par ma présence, oubliant qu'il était cloué à la table, sourit de toutes ses dents : celui-là avait des bouches à la place des yeux, un gros œil à la place de la bouche. Il se prosterna à mes genoux, me serra les mains avec déférence. Il ne cessait de répéter :
« Oh, monsieur ! Oh, monsieur ! »
Totalement tétanisé, je n'osai rien répondre, tandis que le docteur m'assit entre eux trois. Je ne savais rien de ces créatures, pourquoi m'inondaient-elles de marques de respect ?
« Oh, monsieur ! Bien sûr que je vous connais, ricana-t-il. Je vous ai bu, vous dis-je, bu de mes yeux bu !
- Trève de mystères, coupa Bouyon, avec un hoquet de plaisir. Je t'avais promis le meilleur rhum du monde, te voilà servi ! »
Il versa une goutte de liquide jaunâtre. Quand il eut reposé la bouteille, la nausée me frappa. Sur l'étiquette, il était inscrit : « Paludisme, 2020, plantation Bouyon ». Je voulus hurler, mais ne sortit de ma gorge qu'un mince filet de bile.
Imaginez tout ce qui peut encore se terrer dans l'ombre, si par le moindre bar on peut atteindre des foules infinies de créatures innommables, qui furent peut-être humaines autrefois, mais qui s'affairent aujourd'hui à récolter toute la souffrance des hommes, provoquer les pandémies pour les mettre en bouteille et les proposer à la carte : un demi de bubons de peste ! Quelques tissus lépreux ! Encore un petit verre de glaire, sainte poliomyélite !
Annotations
Versions