Thomasse ne paie pas de mine

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TROISIÈME PARTIE DES NOUVELLES DU PARC : ÉCHAPPATOIRES

D.11.5.20

Où qu'on mange à la dînerie de Dina, on mangeait avec la grosse Thomasse.

C'était un brin de cafétéria posé sur un terrain vague, où graillaient en vitesse les travailleurs du coin et où se retrouvaient les jeunes fauchés par bancs entiers. Dina recevait tout ce beau monde un sourire aux coins des joues, et la langue bien pendue qui plus est : pire qu'une coiffeuse, le temps de te servir l'unique plat du jour elle connaissait la date de naissance de tes arrière-grands-vieux. Cinq ou six stagiaires à peine payés bourdonnaient tout autour, touillaient la tambouille et tracassaient les passants en démarchages grossiers. Les habitués s'attablaient aux places désignées et régalaient leur panse entre deux saillies de rots.

Une dînerie où tout se déroulerait au mieux si la Thomasse ne venait invariablement saccager l'ambiance d'un pied franc et net. Personne ne savait vraiment ce qui s'était passé entre elle et Dina, ni si la Thomasse existait en dehors du restaurant, car on en entendait guère parler que là. Sitôt l'intruse repérée, la tenancière tirait la sonnette d'alarme, et ses moucherons s'agglutinaient pour faire barrage. Elle fonçait façon boulet de canon, balayant les stagiaires d'un revers de bourrelet. Elle s'amassait sur la chaise d'un client parti se soulager derrière les palissades, ployant les deux d'à-côté prisonniers sous ses bras. Elle posait son innombrable menton sur la table de pique-nique, et les replis de sa gorge dévoilaient une mousse de chair cireuse, comparable à de la crête de dinde hypertrophiée.

Elle attendait à manger, et Dina devenait terrible : elle refusait avec verve, en balançant de ces insultes qui ne passeraient plus au jour d'aujourd'hui. La gueule noire de la Thomasse béait, insatiable. Elle ne se plaignait pas, elle avait l'habitude, elle répétait à Dina que bientôt, bientôt elle aura le droit de manger avec eux. Que ce n'était pas sa faute si son père l'avait déshéritée, et qu'elle irait tout réparer et trouver un homme, un vrai, qui vaille la peine.

Elle avait en sa possession un minuscule lopin sec et ridé. Un matin, elle avait décidé que ce carré de misère serait inestimable, et à défaut de faire carrière, elle choisit d'y faire une carrière, et d'y creuser une mine d'or, de diamants et d'uranium. N'importent les prospections, elle se mit à engager des mineurs pour creuser les souterrains. Elle ne les gardait que jusqu'à la veille du jour de paye ; puisque les hommes ramenaient des sacs de terre piquée de graviers, et rien de plus, elle n'avait pas de quoi.

Elle espérait qu'un jour un homme resterait pour creuser son trou à côté du sien, et alors, alors elle aurait le droit de s'asseoir chez Dina et de prendre un plat du jour avec les autres. Elle racontait cette histoire tous les jours, très haut pour que tous l'entendent à la dînerie, et comme alors ils mangeaient tous avec elle, elle avait l'impression qu'elle aussi pouvait enfourner un petit quelque chose dans son bec. Mine de rien, rien qu'une place, ça rassasie déjà beaucoup.

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