je sombre
D.27.12.2020
Les chalutineurs draguent les flots à la poursuite de l'impêchable ; ils s'essoufflent en mobidiques. Les marins d'eau dure s'exposent volontiers au frisson d'affronter un monstre marin. Pourtant, qu'importe les rangées de dents et les tentacules venimeux, on trouvera toujours un harpon assez acéré pour en venir à bout. Les matelots acceptent de partir à l'aventure, non pas pour le plaisir de l'échec, mais pour l'espoir de la réussite : ils triompheront peut-être de la bête, et reviendront la cale chargée d'ivoires océanes.
Les véritables forcenés de l'impossible dédaignent les quêtes aux dragons et autres rêves humides de chasseurs de trésors. Ils s'attachent plutôt aux petites pépites insaisissables, rares et discrètes, qui filent comme un songe. Ainsi, les pêcheurs qui empruntent cette voie finissent par délaisser le tumulte des mers ; ils amarrent au bord d'une rivière insignifiante, gros ruisseau troué de gués, et qui ne coule qu'au printemps. Plus la peine de dresser les cannes, tendre les rets et serrer les mailles : la proie visée reconnaît les pièges traditionnels, distingue l'hameçon avant la mouche, et glisse au travers comme le grain passe le tamis.
On raconte que cette carpe millénaire est le seul de tout le règne piscicole à hiberner en se figeant dans les glaciers ; elle attend que la neige fonde pour frayer dans les courants passagers. Certains l'imaginent femelle, d'autres mâle ; une seule chose est sûre : il n'en existe qu'une. Relique d'une race décimée, sa ruse à nulle autre pareille l'a épargnée. Malgré cela, la solitude est cause de son unique défaut : elle cherche la compagnie, et se colle à quiconque dévoile sa chair dans l'onde.
Durant des générations, les pêcheurs se sont dénudés le long de la rivière d'Édiemme, et ont grelotté, barbotinant dans l'attente d'une étreinte. Parfois, ils sentaient la ruguesse de cent écailles frictionner leurs flancs ; la carpe Édiemme les avait trouvé. Ils se laissaient alors charrier le long des rives, embrassant la fretine avec la fougue du premier soir. La lutte durait des heures, double-noyade continue entre l'air vorace et l'eau mutine. Leurs gesticulations épaississaient l'interstice entre les deux mondes : le couple en furie naviguait dans un bain d'écumes folles. Bien sûr, quel qu'ait été l'entraînement de ces popeyes, la carpe sortait toujours vainqueure, sans quoi personne ne pourrait revenir à l'assaut l'an suivant.
Puis vinrent les crises nouvelles : à chaque printemps, les glaces fondaient plus qu'elles ne se reconstituaient l'hiver. La rivière Édiemme débordait de son lit ; les lutteurs perdaient pied et s'écorchaient aux récifs. Les corps noyés jonchaient les berges. Suite au scandale, les autorités locales furent contraintes d'interdire la pêche à la nage. Elles embauchèrent un garde-rive, de manière à sauveter efficacement les contrevenants, qui affluèrent quelques années encore.
L'affaire aurait pu s'arrêter là, si le garde-rive n'avait fait partie d'un puissant syndicat. Au moment où notre homme commença à manquer de volontaires au casse-poupe, on envisagea son licenciement. Grave erreur : le syndic tapagea tant et si bien que le bougre obtint gain de cause. Non seulement son emploi serait préservé, mais un coéquipier serait engagé pour l'assister dans sa tâche, et la rendre nécessaire. Le sauveteur serait désormais secondé par un noyeur, chargé de pousser les passants dans le courant, et de maintenir leur tête sous l'eau, pour plus de réalisme. Le garde-rive accourait aussitôt, pour défaire héroïquement la poigne des flots. Les touristes égarés sur le chemin de halage en étaient quittes pour une bonne frayeur.
Seulement voilà, arriva un jour où le sauveteur dut prendre sa retraite, sans que son emploi fût renouvelé. Le noyeur, à qui il restait bien bon une décennie à cotiser, poursuivit son œuvre avec application. Dans l'intervalle, la chaleur avait annihilé les réservoirs glaciers. L'Édiemme ne ruisselait plus qu'un jour l'an, et encore, par à-coups, en s'aidant des pluies saisonnières. Les infortunés qui s'y mouillaient s'envasaient dans une pâtée de boue grise qui fermentait entre deux gués.
Un soir, je me suis rendu au bord de la rivière. Derrière un cadavre de canot, le noyeur étouffait une fillette dans un pain de glaise. En me voyant arriver, le fonctionnaire esquissa un geste qui voulait dire : "Deux minutes, je finis ça et je suis à vous." Tout autour, des essaims de larves liquéfiaient les promeneurs pourrissants. Mes narines surtout s'irritaient du spectacle - mes yeux restaient à l'affût d'un renflement suspect dans les amas de limon. Je venais vérifier une théorie selon laquelle le poisson légendaire, en l'absence de glace, se serait pétrifié dans l'argile jusqu'à nouvelle exhumation. Depuis des mois, les vétérans de la pêche à la nage m'arrosaient de souvenirs. J'en retirai une fièvre de connaître la bête, d'enlacer ses écailles, quitte à sombrer.
Entre temps, le noyeur avait fini sa besogne. Il s'humecta les lèvres, cracha dans ses mains, les frotta avec énergie.
"Pour lubrifier, qu'il me dit.
- Et la carpe ? Je lui demandai.
- Quelle carpe ?"
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