Chant I : La Chute des Corbeaux

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LA CHUTE DES CORBEAUX

Au matin, ma détermination fut mise à l’épreuve.

Je m’analysai enfin dans le miroir terne, ce que je n’avais pas eu le courage de faire durant mon insomnie. La sale gueule de Calebb, le tavernier, s’était tellement ratatinée à ma vue, lors de mon retour, que je m’étais bien gardé de faire subir le même sort à la mienne, de gueule, en me contemplant trop hâtivement. Il avait d’abord fallu que je surmonte moralement le traumatisme nocturne. Que je prie quelque chose et que je chasse ces souvenirs handicapants. Échec total. Impossible pour moi d’occulter ma réunion avec le démon Haust. J'avais donc pris la décision de me convaincre de vivre dorénavant avec ce fardeau.

Tout en ressassant cet épisode dans ma tête, je remarquai que presque rien n’avait été modifié : mon corps glabre avait conservé cette excessive maigreur et cette teinte très blanche, que je jugeai néanmoins plus immaculée depuis. Une conséquence de la terreur, sans doute. Je comptai mes dents jaunâtres et montrai ma langue puante. Rien d’anormal de ce côté-ci. Je vérifiai si mon dos rond et sans chair avait conservé les stigmates des brutalités qu’il avait subies la veille. Les marques étaient bien présentes, rejoignant ma vieille cicatrice en forme de crochet, reste de ma confrontation de jeunesse avec ce damné sanglier de malheur. Mon œil vert était vert, le marron l’était toujours. Les pochettes foncées qui pendaient sous mes yeux avaient légèrement gagné du terrain sur mes joues creuses. Mais c’est dans le fond de ces deux globes que le changement avait opéré. Un regard perdu de veau arraché à sa mère. Un regard noyé de larmes qui ne couleraient jamais, emprisonnées éternellement en moi.

Une conséquence de la terreur. Sans doute.

Refusant de me laisser abattre, je me vêtis, tremblant, d’un même ensemble de vêtements que celui de la veille. Je laissai toujours des tenues à l’auberge au cas où quelque canaille venait à voler mes hardes dans une impasse. Ou si elles disparaissaient après mon assassinat en pleine forêt. Ce n’était apparemment plus impossible. C’est encore angoissé que je sortis enfin de ma chambre et d’une nuit plus pénible que réparatrice. Je m’étais interdit de m’endormir, car la peur d’entendre à nouveau le chant infernal qui avait accompagné ma mort avait été plus puissante que la fatigue. En arrivant dans la grande salle de l’auberge-taverne, Calebb crut cacher son souci derrière sa moustache noire. Son crâne nu suintait la méfiance. Je remarquai en m’asseyant à une table isolée que les buveurs armés et les béguineuses évitaient absolument de poser leur regard ailleurs que sur moi. Les mains agrippaient fébrilement les pommeaux ou se cachaient sous les capes avec poignards et coutelas. Un mage agita même vivement une gemme-à-flèches au creux de sa main droite en me scrutant. Dangereux. Il nous tuerait tous s’il décidait de l’utiliser.

Nul doute qu’Ügrech avait parlé. Nous nous étions aperçus dans les ruelles désertes pendant la nuit alors que je revenais de mon périple. Il avait alors opté pour une grimace horrifiée, comme celles que l’on présente en criant, me pointant d’un doigt vibrant en laissant tomber son tambour. Aucun son n’était sorti de sa bouche béante. Il avait certainement économisé sa voix pour raconter ce matin aux habitants le cadavre ambulant qu’il avait croisé nocturnement, et m’avait fait passer pour maudit. Car personne ne revenait sauf des bois, surtout seul.

Je n’aurais pas dû être là.

Feignant mal le détachement, j’adressai ma main droite au massif Calebb et commandai une chope d’une voix presque assumée. Comme s’il attendait la permission de l’assemblée, il balaya la pièce d’un œil inquiet. Il m’apporta finalement la boisson et le bout de papier dégueulasse que je n’avais pas demandé. Mollement, il fit demi-tour et reprit sa place derrière le comptoir pour continuer de me dévisager. De plus en plus tendu, je retournai le message pour découvrir le court avertissement. Va-t’en. Pas très recherché, mais clair comme de l’eau de roche.

Sur le point de me pisser dessus, je pris malgré tout le soin d’engloutir ma brune avant de me lever précautionneusement. Erreur. L’intégralité des individus présents dans la pièce m’imita. On tira les lames et on fit crépiter la pierre magique. Ce fou de mage était bien trop affolé pour imaginer les conséquences d’une attaque enchantée dans un lieu aussi confiné. N’ayant en guise d’arme que mon instrument de musique, je réfléchis même à trouver un moyen de les assommer tous avec. La déraison est vraisemblablement contagieuse.

Ügrech, sale rat.

Soudain, et alors que l’issue sauvage semblait inévitable, un chevalier immense fit son entrée. Un véritable monstre ! Il dut se courber presque jusqu’au parquet pour passer la porte. Son épaisse armure de fer, sa cape trainante couverte de plumes sombres, son épée aussi large que moi et les griffes d’acier noir qui achevaient ses gantelets imposèrent à tous de m’oublier un instant pour le contempler. Un heaume effrayant vissé sur sa tête et surmonté de crânes de corneilles couronnait ce corps magnifique. Aucune peau apparente. Rien que du métal cabossé et du plumage. Il ne fit aucune halte et ne prit nullement en compte les guerriers pétrifiés qui l’entouraient. On pouvait deviner son poids évidemment inhumain au craquement du plancher sous ses solerets en pointe. Sans un mot, il vint sur moi, m’agrippa la peau de la nuque d’une seule main démesurée et me souleva afin de mieux me voir. Le souffle coupé, à plusieurs mètres du sol, mes pieds dansaient littéralement dans le vide tandis qu’il vérifiait en respirant avec énergie si j’étais bien celui qu’il était manifestement venu chercher. Il confirma avoir atteint son objectif en émettant un râle digne d’un ours et m’emporta à l’extérieur, laissant là les ahuris et mon godet vide.

Arrivés dehors, il me flanqua violemment aux pieds de deux hommes fatalement plus petits que lui. En levant les yeux pour les analyser, je remarquai qu’ils possédaient le même visage et des plumes noires en guise de cheveux. À la vue de leurs accoutrements et du blason qui ornait leurs plastrons, ils appartenaient à la même maison que le colosse qui m’avait amené jusqu’à eux. L’un des jumeaux, un archer, se mit alors à parler solennellement pour les autres. Il me dit s’appeler Hugen et appartenir à la maison Brun-Corbeau, tout comme ses camarades Paun et Léan Main-Forte. Autant de noms qui ne me dirent rien sur le moment. Il m’annonça aussi être, avec ses frères, à la recherche d’une « gouape » qui leur aurait dérobé une amulette ancestrale. Une fripouille que j’aurais manifestement côtoyée récemment.

Ignorant totalement de quoi ils pouvaient bien parler, imaginant ma tête parmi celles qui reposaient déjà sur le heaume de Léan si je leur paraissais agressif, j’optai directement pour l’indignité. Me défendant d’avoir jamais connu de voyou dans ma vie, je mentis en vendant une existence honnête et dénuée d’actes nuisibles, promettant n’avoir pas connaissance de quelque larcin déshonorant dans la région. Un simple barde errant sur les routes en quête d’histoires épiques à raconter aux soiffards, voilà le portrait qu’ils devaient absolument me dresser. Achevant une des plus belles tirades qu’il m’eût été donné de clamer en état de couardise, ils me laissèrent terminer mon discours larmoyant sans m’interrompre. Je crus un instant que le ton plaintif que j’avais adopté allait porter ses fruits. Je me félicitai intérieurement de posséder un certain talent pour les mots et la comédie, et je les vis déjà me demander de leur pardonner leurs accusations. Désillusion. Paun, dit l’Agile, tourna silencieusement les talons et disparut dans la première ruelle venue. Il reparut quelques instants après, trimballant et bousculant une vieille connaissance.

Ügrech, sale rat.

Tremblant de tout son vieux corps émacié, le salopard répéta les mots qu’il avait dû leur offrir à leur arrivée. Son attitude irrationnelle et sa manière démente de bafouiller eurent pu faire porter l’incertitude sur la véracité de ses propos, mais je ne crus pas un instant que les trois gaillards à plumes douteraient d’un devin, aussi étrange soit-il. Tout en jurant m’avoir vu accompagné du voyou que les Brun-Corbeau traquaient, ses yeux fous et son doigt grelottant me crachaient au visage sa peur et sa haine. C’est alors que les questions m’envahirent. Ügrech avait-il raison ? Avais-je vraiment un lien avec le voleur d’amulette ? Si tel était le cas, je n’en savais rien. C’est finalement ce que je me résolus à leur dire, ne voyant plus aucun intérêt à chercher à me sortir de ce pétrin. Hugen décrocha alors un papier roulé de son ceinturon et le présenta devant ma trogne implorante. Un portrait grossier gribouillé au fusain figurait sur le parchemin. Une frimousse que je reconnus immédiatement et à laquelle j’associai automatiquement le rire le plus effrayant qu’il m’eût été donné d’entendre. Un rire qui avait accompagné ma mort. Jalandt…

Béat, ne sachant que dire, je levai mon regard inquiet vers la face ravie de Hugen. Le sentiment d’avoir obtenu ce qu’il était venu chercher illumina ses yeux noirs tandis que Paun renvoyait le misérable Ügrech en l’insultant. Prenant un ton officiel, il me donna des détails sur la chose qu’ils espéraient récupérer. Il s’agissait manifestement d’une amulette unique assurant une protection à la famille propriétaire contre les forces obscures qui agitaient Automne. Un fétiche repoussant l’influence du Mal sur les Brun-Corbeau, assurant leur pérennité depuis des siècles. Je compris qu’au-delà de sa grande valeur en pièces d’or, cet objet leur permettait de survivre tant qu’il demeurait entre les murs de leur château. Il m’ordonna alors de les mener à l’endroit-même où j’avais vu Jalandt pour la dernière fois. Je me mis alors à les implorer de me laisser seulement leur indiquer un chemin dont, en réalité, je ne me rappelais pas et de me permettre de décider de mourir assassiné par les hommes de la taverne. Plutôt crever transpercé par dix lames que de retourner dans la Forêt Coléreuse. J’avais déjà donné. Le muet Léan me souleva brutalement par la ceinture et commença à me rouer de coups pour me faire avancer vers les bois maudits. Je compris vraiment à cet instant la justesse de son surnom de Main-Forte. La souffrance infligée par ses secousses parvint aisément à me convaincre de trotter jusqu’à l’orée de la forêt, suivi des trois impitoyables frères à la chevelure avienne. M’imposant de m’arrêter, Hugen me somma d’obéir à ses ordres une fois que nous serions entrés parmi les pins et de ne tenter aucune trahison, sous peine de mort immédiate.

Nous nous mîmes donc en route pour ce que je pensais être la destination de mon second trépas. Apeuré, sur le qui-vive, on me posta en tête de cortège. Chaque craquement d’écorce, chaque sifflement du vent à travers les feuilles provoquaient un frisson qui traversait ma chair grelottante. Je m’étonnai de ne pas avoir été abattu dès l’instant où nous avions passé les premiers fûts. Nous nous enfonçâmes profondément durant plusieurs heures au sein de la Forêt Coléreuse, jusqu’à ce que Paun suggère avec calme de bivouaquer. Il avait apparemment mûrement réfléchi l’heure à laquelle nous reprendrions des forces. La nuit commençait à tomber, et il ne souhaitait pas dormir. Sage décision. S’assoupir en ces lieux, c’était nous assurer une embuscade fatale. Tout en partageant un maigre repas avec mes ravisseurs, je songeai au fait que je ne savais où les mener. Je tentai de les ramener à la raison, négociant un retour chez eux et même le recrutement de quelque mage imaginaire en mesure d’enchanter leur demeure pour compenser la perte du pouvoir de leur amulette. Je n’obtins en guise de réponse qu’un soufflet de la part de Léan, un coup qui m’aurait assommé si je ne m’y étais attendu.

Soudain, Paun se leva avec force et fixa une chose invisible à travers les arbres. Les plumes sur sa tête se dressèrent et lui donnèrent une allure effrayante. Il sortit deux dagues et alla se cacher rapidement dans un buisson. Hugen, la chevelure également raide, sortit son arc et l’arma d’une flèche étrange. Je connaissais le principe de cette arme. On usait d’un parchemin peinturé de signes cabalistiques qu’on enroulait autour de la flèche, dont le tube était fait de silex. Lorsque l’archer décochait, le trait glissait sur un autre silex fixé sur le repose-flèche. Le frottement générait une étincelle, enflammant ainsi le parchemin et libérant l’enchantement. On pouvait alors fabriquer d’innombrables armes allant de la simple flèche-triple à la redoutable « bombardière », et combiner plusieurs effets dévastateurs. Hugen fit un bond incroyable qui lui permit de se percher sur une haute branche et de bénéficier d’une vue stratégique. En me retournant, je vis la grande cape de plume traînante de Léan Main-Forte frémir. Je compris alors avec affolement et admiration qu’il s’agissait finalement de son plumage crânien. Il se leva lentement, grognant, expulsant une épaisse buée qui s’échappait des failles de son heaume à chaque expiration sauvage. Il tira son épée démesurée et se posta devant moi, prêt à pourfendre quiconque approcherait.

À cet instant, je perçus ce que Paun l’Agile avait entendu bien avant moi. Une multitude de pattes et d’aboiements se précipitait en direction de notre groupe. Tant de jappements indiquaient un nombre conséquent d’ennemis, malheureusement incalculable. À mesure que les bêtes approchaient, Léan râlait avec toujours plus de vigueur. Terrifié, je me cachai derrière ce monstre pour me protéger des autres.

C’est alors qu’ils surgirent.

Des dizaines de cerf-dogues. Des animaux robustes et amples, dotés de ramures aigües, de longs crocs et de griffes coupantes. Leurs yeux azur sans pupille laissaient deviner un instinct purement bestial. De longs poils épais leur fournissaient une protection naturelle face aux lames les plus acérées. Léan se rua sur eux en beuglant, oubliant à mon grand désarroi son rôle de rempart. J’assistai donc à ce combat, inefficace et lâche, derrière le premier tronc que je pus trouver. Le puissant géant tranchait les bestioles affamées, tandis que Hugen décochait des flèches incendiaires depuis son poste en hauteur. Je vis Paun planter avec adresse ses dagues dans plusieurs yeux et donner habilement des coups de bottes pour repousser ses assaillants féroces. Le pourpre dansait autour des combattants et s’écrasait sur le sol en traînées grossières. Les cris de guerre et les gémissements animaux accompagnaient ce spectacle macabre. La sauvagerie sembla durer éternellement, jusqu’à la fuite soudaine et compréhensible des quelques bêtes en vie, certaines encore en flammes ou blessées. Léan, couvert de sang étranger, rangea son épée et s’assit pour reprendre son souffle. Je vis reparaitre Paun, une plaie profonde à la cuisse droite, titubant jusqu’à son colosse de frère en respirant avec difficulté. Hugen, toujours sur sa branche, scrutait les environs, les plumes constamment dressées et l’arc encore bandé.

Je n’osai nullement sortir de ma cachette tant que l’archer n’eusse pas confirmé notre sécurité. Mon corps m’était incontrôlable et vibrait inlassablement de peur. Paun me jeta un rire de mépris bien mérité. Quel autre choix que d’assumer ma nature pusillanime et mon manque cruel d’habileté au combat ? J’avais appris à me sortir des situations critiques grâce à une éloquence travaillée plutôt qu’avec un bon acier. Tel était mon talent, inutile en pareille circonstance car on ne négociait pas avec les cerf-dogues. La nuit nous tomba finalement dessus et nous prîmes le temps de faire un feu pour soigner le blessé. Constatant que ses herbes médicinales n'opéraient guère, Hugen ramassa en hâte quelques champignons qu'il réduisit en poudre afin de les appliquer sur la meurtrissure de son frère. Bien que je doutasse de la nature des champignons utilisés et que je n’eusse moi-même pris un tel risque, Paun put rapidement boiter et nous nous empressâmes de reprendre la route. Les torches nous permirent de savoir où poser le pied, mais certainement pas de connaître notre destination.

Après quelques heures d’appréhension et de plaintes, je finis par tomber sur l’endroit que je n’aurais jamais souhaité retrouver. C’était là. De mes anciens compagnons, il ne subsistait que quelques ossements. Plus rien de la chair et plus rien de la vie. J’indiquai à mes nouveaux camarades les restes nettoyés de mon meurtrier. Je n’eus envie que de cracher sur la carcasse de celui qui, non content de m’avoir tué, m’avait fait revenir contraint et forcé en ces lieux assassins. Tandis que je maudissais l’homme en silence, Hugen répéta l’opération consistant à grimper à un chêne pour guetter l’indubitable danger qui nous épiait. Léan décida de rester à mes côtés pendant que Paun fouillait les habits déchirés du bandit occis. Je pensai avec soulagement au moment où il brandirait l’amulette, heureux de rassurer ses frères sur la sauvegarde de la maison Brun-Corbeau.

Mais ce moment ne vint jamais.

L’épaisse branche de Hugen venait de claquer contre le tronc duquel elle dépendait, éclatant littéralement le corps de l’archer qui n’avait rien vu venir. Du plus bavard des corbeaux, il ne restait qu’une bouillie écarlate qui dégoulinait sur l’écorce grise. Paun hurla désespérément le nom de son frère et, dans un réflexe, tira ses dagues tout en pleurant la perte du jumeau. Il s’effondra lourdement sur ses rotules, hurlant de ce que je pensai être de la tristesse. Je spéculai bêtement que la mort de Hugen lui avait fait perdre ses forces. Aussi me trompai-je. Je remarquai avec effroi que des tiges moisies s’extrayaient progressivement de ses yeux en larme, ainsi que de ses oreilles et narines. Épouvanté, je ne pus qu’assister impuissant à l’émergence de champignons jaunâtres dont la source se situait au niveau de sa plaie crurale, et qui recouvrirent bientôt toute son anatomie. J’avais manifestement eu raison de me méfier du remède improvisé par Hugen. Nous aurions dû retenir que chaque brindille de cette satanée forêt voulait notre peau. Braillant de toutes ses forces, il se leva et se jeta sur Léan, qui jusque-là était resté pétrifié d’incompréhension, épée en main. Son arme ne le sauva pas. Je compris alors qu’un parasite avait pris le contrôle du corps de Paun et l’animait sciemment. La créature fongique et difforme renversa le géant et le roua de coups. Chaque impact incroyable enfonçait le heaume de Léan Main-Forte, trop surpris pour réagir à temps. Étalé de tout son long, immobile, la tête aplatie, Léan trépassa. Paun, ou ce qu’il était devenu, s’étendit à son tour sur l’armure massive de sa cible, définitivement froid.

Quant à moi, je m’étais fait dessus. Seul pour vomir, un poignard ridicule brandi en direction des cadavres, je n’osai pas même récupérer la torche faible qui jonchait devant mes genoux. Tout ça pour une babiole ! Je ne pus m’empêcher de songer que mon heure était venue. Encore. Mais le silence de plomb qui s’ensuivit m’induisit la fin du carnage. Prenant un courage étranger à deux mains, je me levai rapidement, empoignant la torche alors que je me mis à courir de toutes mes forces en direction du rien. Je ne voulus pas entendre ou voir ce qui m’entourait. Et tandis que je galopai, je me souvins des rimes énigmatiques de Haust. Le démon m’avait évidemment chargé d’une mission claire, mais avait aussi évoqué cette chose que j’avais oublié jusqu’alors, tant cette fameuse nuit m’avait bousculé. Un oubli qui m’avait naturellement fait ressentir la méfiance dans la taverne. Un oubli qui expliquait ma crainte de la décapitation lorsque j’avais vainement tenté de tromper les Brun-Corbeau. Un oubli qui avait inutilement fait tambouriner mon cœur durant notre périple et l’hécatombe sur le lieu du massacre dont j’avais été témoin et victime la nuit précédente.

J’étais immortel.

Cette souvenance stoppa ma course. Si Haust n’avait pas menti, j’étais a priori immunisé face aux multiples dangers qui se tapissaient derrière les racines fourbes et se nichaient sur les branchages tranchants. Aussi avançai-je maintenant avec prudence, ne souhaitant aucunement vérifier mon hypothèse. Souillé et exténué, je ne mis que quelques angoissantes heures à atteindre la lisière de la Forêt Coléreuse. Étrange. Je vis alors les lumières de Poudre et les fumées grasses s’échappant des cheminées insouciantes. J’avais partiellement accompli ma tâche. J’avais accompagné des guerriers et assisté à leur défaite. Il me fallait maintenant conter cette histoire pour que les seigneurs et les ivrognes sachent l’extinction de la maison Brun-Corbeau. La tristesse m’envahit. Allais-je devoir éternellement assister à l’annihilation de mon peuple et composer des chants en l’honneur de mon ennemi ? Je ne le voulais pas. Je désirai par-dessus tout prévenir mes semblables de leur inévitable perte sans éveiller les soupçons de mon démon. Que mes écrits dissuadassent les hommes de se sacrifier au combat n’empêcherait guère le Mal de les dominer. Je décidai de continuer la mission que l’on m’avait confié, mais je me jurai de lutter toujours contre les abominations qui pourrissaient Automne. Ma malédiction serait donc d’être témoin direct de batailles sanglantes et de nourrir le futile espoir que nous vaincrons un jour. Sur le pas de la porte de l’auberge-taverne, je me retournai pour observer Ügrech qui me fixait dans l’ombre d’une ruelle sombre. Je choisis de ne pas y porter plus d’attention, puis je me réfugiai dans ma chambre après avoir déposé quatre pièces d’argent sur le comptoir sans même regarder Calebb, inquiet de me retrouver en vie. Je m’assis à ma table sans m’être changé, écrasant mes déjections et puant la vomissure. Je décidai de ne donner aucun détail sur ce que j’avais vécu plus tôt et choisis de rendre un légitime hommage à ces trois combattants, redorant leur mort pour qu’ils conservent leur honneur et obtiennent le respect que je pensais qu’ils avaient mérité.

Je pris ma plume et un papier et me mis à écrire en pleurant.

Avez-vous déjà entendu ce récit

D’une famille millénaire et plumée

Tenant son nom de piafs foncés

Qui s’éteignit au milieu de la nuit

Courageux et aguerris

Ses derniers membres s’étaient mis en quête

D’une précieuse amulette

Qu’un lâche leur avait pris

Crô ! Crô ! La chute des Corbeaux

Crô ! Crô ! Pleurons sur leur tombeau

Paun l’Agile tranchait habilement

Hugen l’archer savait viser

Et pour les protéger de son épée

Léan Main-Forte le géant

À trois ils s’introduisirent

Dans la grande forêt maudite

Dont ils connaissaient le mythe

Et à trois ils y périrent

Crô ! Crô ! La chute des Corbeaux

Crô ! Crô ! Pleurons sur leur tombeau

Mais l’ennemi en profita

Alors qu’ils s’étaient assoupis

Après avoir gagné maints conflits

Mais l’ennemi les attrapa

Ils avaient atteint leur but

Trouvé l’objet de leur salut

Mais ils ne vivaient plus

Entendez le récit de leur chute

Crô ! Crô ! La chute des Corbeaux

Crô ! Crô ! Pleurons sur leur tombeau

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