Chapitre Unique
Avril n'est plus très loin mais l'hiver est tenace et il refuse de s'effacer sans quelques derniers frimas mordants. Dans une vision étrange, le brouillard épais qui noie le lac sous son manteau blanc s'arrête exactement à la limite de la berge du plan d'eau. Le contraste avec l'arrière de la maison dégagé de toute brume, plongé dans la pénombre de l'après-midi déclinant me saisit d'une drôle d'impression un peu trouble comme si je me trouvais entre deux mondes tant physiques que spirituels.
Pas une ride n'agite les flots gris qui renvoient un reflet presque parfait de ma cabane et de ma barque. Aucune brise ne fait danser les branches des sapins et des hêtres m'environnant, le silence est à peine troublé par le toc-toc-toc rapide, saccadé d'un pic vert. A cause de la visibilité très réduite, il m'est impossible d'estimer à quelle distance il se trouve. Plus loin encore, un merle lance ses trilles.
Alors que je me suis arrêté pour écouter la douce quiétude autour de ma retraite, je perçois tout à coup une ombre glissante sur la terrasse de mon chalet. Je pense tout d'abord à Audrey dont j'attends la visite pour ce soir mais la silhouette est trop massive, trop grande pour que ce soit elle. Et, qui plus est, elle possède un double des clefs et elle ne serait pas restée dehors en m'attendant. Or, la porte est fermée.
Le plus furtivement possible, je me fonds dans l'opacité de la forêt. Après avoir rassemblé ma canne à pêche et les truites attrapées dans la même main, je dégaine le revolver chambré en .357 Magnum que je porte toujours sur moi en cas de rencontre avec un ours et j'avance, mi-courbé vers la cabane. Je m'aperçois avec un plaisir pernicieux, presque mauvais que je n'ai rien oublié de mon enseignement militaire ni de ce que j'appris par la suite à Quantico. Je progresse rapidement et grimpe sans bruit sur la terrasse. Je connais bien la maison et ses craquements boisés. Je me méfie des visites impromptues qui sont autant de potentielles mauvaises surprises ressurgies d'un passé que j'aimerais parfois oublier. Consciencieusement, dans mon désir de disparition, j'avais brûlé le maximum de ponts puis laissé les cendres refroidir mais je n'étais pas à l'abri d'un vieux fantôme qui aurait retrouvé ma trace.
Je pose les poissons et la canne à pêche sur le tas de bûches à côté de la porte d'entrée et j'avance jusqu'au coin du bâtiment en prenant garde de ne pas dévoiler mon déplacement à travers les fenêtres. Maintenant, j'entends le bruit de ses pas sur les lattes de bois, allant et venant. Il se déplace, d'après ce que je perçois, sans stress, seulement dans l'attente. Un coup d'oeil derrière moi pour m'assurer que personne n'arrive dans mon dos et je plonge en avant.
Il me tourne le dos et n'a pas encore conscience de ma présence. Il est très grand et en dépit de l'épais manteau long qu'il porte, je le devine mince. Malgré le froid encore vif, il est tête nue. Même sans voir son visage, je n'ai aucune hésitation quant à son identité. Mon ancien chef de section, Jack Crawford. Je suis rassuré d'éviter une confrontation immédiate violente, incertaine mais sa présence me terrifie pour mon avenir plus ou moins proche. Il n'est pas ici par hasard ou pour une simple visite de courtoisie. Des spectres rôdant dans mon sillage, celui de mon vieil ami n'est pas le plus agréable à revoir.
Quand j'ai pris ma retraite trois ans plus tôt, je savais, fataliste, que ce jour finirait par arriver mais j'espérais que mon choix de me retirer serait respecté. J'ai été présomptueux.
Je le vois esquisser un geste du bras gauche, un petit panache de fumée bleue paresseuse dans l'air immobile, une braise minuscule que ce simple mouvement suffise à éteindre, une parabole parfaite vers le lac.
"Si tu pouvais éviter de jeter tes mégots n'importe où, j'apprécierais beaucoup, Jack."
Je sens de la surprise dans la façon qu'il a de se redresser, de se raidir. Mais il reste un redoutable joueur de poker et pas une émotion ne transparaît sur son visage quand il se tourne vers moi.
" Tu comptes me tirer dessus pour ça ? me répond-il, souriant, en pointant du doigt mon revolver.
- Ca, c'est principalement pour les ours. Qu'est-ce que tu viens faire ici, Jack ? Et comment m'as-tu retrouvé ?
- Principalement ? Ca n'a pas été simple de te débusquer mais en recoupant les infos de ton éditeur, du shériff du comté et celles de ton épicier un peu trop bavard, me voilà ici. Et pour l'autre question, j'ai quelque chose pour toi.
- Si ce ne sont pas des vivres, du whisky ou quelques bons bouquins, je crains que rien de ce que tu pourrais m'apporter ne m'intéresse, Jack. J'ai raccroché.
- J'ai mieux à te proposer. Une partie de chasse. A l'ancienne."
" Nous y voilà", me dis-je. Je laisse échapper un soupir, je rabats le chien de mon Smith & Wesson en position de sécurité. Jack sait toujours aussi bien choisir ses mots. Lui non plus n'a pas oublié tous ces jeux de pistes meurtriers que nous avons suivis et remontés à travers tout le pays. Lui en leader d'une équipe d'enquêteurs chevronnés, moi en pisteur extrêmement habile pour me plonger dans la psyché de ces tueurs. Un mélange nébuleux d'émotions proches de celles éprouvées par ceux que je poursuivais, bien au delà de l'empathie, à la frontière ténue et clairsemée entre le profilage et les mêmes pulsions de mort. J'étais efficace dans mon métier parce que j'aimais ça, je portais en moi les germes de cette violence. J'étais comme ces individus que je suivais, un loup impitoyable, toujours à l'affût.
Mais, quelques années plus tôt, j'avais atteint un point où je frôlais trop les ténèbres, où la froideur des corps morts que j'observais en permanence avait atteint mon âme et je choisis alors de me retirer de ce monde. Je m'installai ici, dans cette cabane loin de tout. Je la repeignis en rouge. La pêche, un peu de chasse pendant la saison haute, les emplettes une fois par semaine dans la ville la plus proche à trente minutes de voiture, et surtout l'écriture emplissaient mes journées solitaires. Puis Audrey entra dans ma vie et je redécouvris avec elle la sensation d'un coeur battant dans ma poitrine, de la douceur d'une main chaude sur mon épaule. Je repris goût à l'existence et par moments, j'oubliai presque les horreurs que j'avais pu voir.
Et maintenant, Jack se trouvait sur le perron de mon refuge avec comme unique présent la proposition de replonger dans ce passé mortifère. Et, comme tout accro en phase de sevrage, la tentation de succomber est forte, écrasante. Je sais qu'il ne me faut guère plus d'une pichenette pour assouvir à nouveau cette pulsion. Mais je ne peux pas me rendre sans combattre, Jack ne doit pas avoir la tâche facile :
" Pourquoi moi, Jack ? Pourquoi maintenant ?
- J'ai une sale affaire sur les bras et tu es le seul qui puisse m'aider. Je te promets de te mouiller aussi peu que possible. Lis au moins le dossier pour te faire une idée.
- On est toujours mouillés, Jack. Toujours. Et ne viens pas me dire que tu n'as personne d'autre à qui confier cette enquête. Price et Vazquez par exemple ?
- Price est à deux doigts du burn-out, il a salement foiré il y a quelques semaines à Los Angeles et Vazquez est déjà sur un cas de double enlèvement dans le Nebraska. J'ai besoin de cette noirceur qui t'habite. Tu l'as toujours en toi, Neil. Elle est dans chacun de tes romans."
J'accueille ces mots comme un crochet à l'estomac. Je pense à Audrey, à ce que j'ai construit ici, à mon dernier manuscrit. Est-ce que j'ai juste enfoui cette part d'ombres en attendant qu'elle puisse ressurgir ? Suis-je prêt à sacrifier tout ça pour une dernière chasse, une ultime immersion dans les plus profondes noirceurs humaines ?
La mort vient de frapper à ma porte et elle revêt le visage d'un vieil ami. Le brouillard que je voyais moins de trente minutes auparavant comme impénétrable et rassurant m'oppresse tout à coup. Ce n'est plus un simple effet de condensation de l'humidité qui s'échappe du lac, c'est le linceul de tous les fantômes que je traîne dans mon sillage. Je réalise que jamais ils ne m'ont quitté. Ils n'ont jamais perdu ma trace, ils étaient depuis tout ce temps avec moi et avec eux, la peur.
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