Défi
La soirée avait commencé sous les meilleurs auspices, à tel point que j’avais pensé un instant que j’étais au bon endroit et au bon moment, comme rarement dans ma vie. Quelques gorgées de bière avaient suffi à me désinhiber, et j’avais papoté sans trop de difficultés avec la vingtaine de personnes évoluant dans l’espace réduit que nous partagions tant bien que mal – un petit appartement dans lequel se déroulait la soirée. De quoi me changer les idées, oublier ma vie professionnelle qui battait de l’aile et celle sentimentale, au point mort depuis des lustres.
Fidèle à mes habitudes, je m’étais discrètement éclipsé sur le balcon pour y fumer une délicieuse cigarette, dans un sourire rendu béat par l’alcool. J’essayais de ne pas abuser de l’une et l’autre de ces drogues, m’autorisant quelques exceptions quand le contexte s’y prêtait ; ce qui était le cas, car j’étais très rarement invité à des soirées. Les amitiés nouées s’étaient effilochées avec le temps, et je n’avais strictement rien fait pour empêcher cette annihilation inexorable dont j’étais le protagoniste principal. Il fallait croire que l’organisateur de la soirée avait du ratisser large pour remplir son appartement, puisque je ne le connaissais qu’à peine. D’abord tenté de décliner poliment l’invitation, j’avais finalement décidé d’accepter sur un coup de tête ; j’étais coutumier de ces impulsions qui me sortaient de ma routine, parfois pour le pire. En bref, j’étais là comme un ours sorti d’une longue hibernation, et le vernis civilisé qui m’avait jadis recouvert était bien trop craquelé pour faire longtemps illusion.
Écrasant mon mégot dans le pot de fleur vide utilisé comme cendrier, j’abandonnai la fraîche nuit de mai au profit de l’atmosphère étouffante de la fête. Ma brève absence était évidemment passée inaperçue, j’en profitai pour balayer la pièce d’un regard un brin embrumé par l’alcool. Et toutes mes pensées positives furent chassées subitement tandis qu’une goutte de sueur s’en allait me chatouiller l’échine : Il était là.
Il ? L’enfoiré que j’avais essayé d’oublier, le connard ayant pourri mes années de lycée. Pas une semaine ne s’était passée sans qu’il ne se foute publiquement de ma gueule, me ridiculisant devant tous pour des motifs divers et variés. Tout y était passé : ma peau trop blanche, mes lunettes trop épaisses, ma voix trop aiguë, et surtout ma timidité qu’il accentuait sciemment au fil de ses railleries. Rien de très grave, comparé à ce que d’autres avaient pu subir. Mais ce feu nourri de critiques m’avait forcé à m’entourer d’une solide carapace, et à souvent m’y enfermer.
Résultat : dix ans plus tard, je n’avais toujours pas retrouvé ma confiance en moi. Et rien qu’à voir ce personnage honni tout droit sorti de mon triste passé, je me sentais redevenir l’adolescent mal dans sa peau qui dissimulait ses larmes sous un masque d’indifférence. Avais-je un jour cessé de l’être ?
La soirée ne présentait alors plus d’intérêt, une peur lancinante envahissait mon bas-ventre et remontait jusqu’à mon torse pour me comprimer les poumons. Pour éviter d’être vu je m’étais adossé dans un coin vide de monde et de lumière, et pour me donner contenance je me mis à nettoyer mes lunettes pourtant impeccables. Où avais-je la tête ? J’avais cru pouvoir renouer avec la société, remédier à une situation plus que bancale, et voilà que je me retrouvais confronté à ma propre insignifiance, à ma propre médiocrité. Être remarqué signifiait être moqué, pour la personne que j’étais. Et à trop être moqué j’en finissais à me haïr, à me blâmer pour des fautes que je n’avais même pas commises. Prisonnier de ce cercle vicieux sans issue, j’étais devenu la pire version de moi-même, et chaque effort maladroit pour échapper à cette condition se soldait par un échec.
Un long monologue s’instaura dans mon esprit que l’alcool n’égayait plus, et je sortis mon téléphone comme un naufragé s’agrippe à la planche salutaire flottant non loin de lui. Je n’avais qu’à effectuer une brève recherche avant de trouver un taxi susceptible de me ramener chez moi, où un épais sommeil me protégerait partiellement de cet accès de clairvoyance qui me donnait la nausée. D’autant que je devais me lever tôt, pour rejoindre le café où je travaillais depuis plus de deux ans. Ce boulot était fatiguant, peu gratifiant, mais je n’avais pas trouvé mieux et j’avais appris à m’en satisfaire. J’en tirais même du plaisir, parfois. Quand la première vague de clients s’était retirée, et que je pouvais souffler un peu, mon thé à la main et mon esprit encore égaré dans des rêves tenaces.
C’était décidé : ma place était dans mon lit, et pas dans cet appartement trop petit et trop bruyant. Évitant soigneusement mon vieil ennemi du lycée, je me faufilai à travers les différents groupes jusqu’à atteindre la porte sans encombres. Alors je le vis, et mon coeur cessa de battre avant de redoubler d’effort pour rattraper son retard.
Dans mon boulot barbant, le thé du matin n’était pas mon seul plaisir de la journée. En effet, parmi la foule des clients se pressant au comptoir, un jeune homme avait coutume de prendre son café chaque jour ou presque, avec une régularité que j’avais vite remarqué. Les simples sourires polis du début étaient devenus des embryons de discussion au fil des semaines, puis des conversations plus étoffées que l’on pouvait qualifier d’amicales. Grégoire – car tel était le nom de mon aimable client – était d’une gentillesse exceptionnelle, et ce trait de personnalité m’avait instantanément marqué, me donnant envie d’en apprendre plus à son sujet. Je m’étais torturé les méninges dans l’espoir de briser cette relation vendeur-client dont j’étais prisonnier, de devenir autre chose que le gentil garçon de café timide et poli qu’il devait voir en moi. J’avais évidemment échoué à faire évoluer notre relation, et m’étais résolu devant le destin immuable qui était le mien.
Le voir ici était une sacrée surprise, et pour peu j’y aurais vu un signe d’un destin que j’avais sans doute mal jugé. Mais mon pessimisme reprit le dessus, et je poursuivis mon mouvement de fuite après un dernier regard vers Grégoire … qui me le rendit, et la surprise que je lus dans ses yeux bruns planta un aiguillon de doute dans mon âme bouleversée. Bouche bée et bras ballants, je le vis venir vers moi sans même amorcer un geste.
« Salut ! me lança-t-il avec la spontanéité qui lui était coutumière. Je ne pensais pas te voir ici ».
La stupéfaction me fit d’abord bafouiller, puis je puisai instinctivement le réconfort dont j’avais besoin dans la chaleur de ses yeux, et le reste de la fête s’effaça pour nous laisser seuls dans une agréable bulle de silence aux allures de cocon. Après lui avoir expliqué mes maigres liens amicaux avec l’organisateur de la soirée, je lui exprimai ma propre surprise de le croiser ici et nous rîmes ensemble à grand renfort de « Le monde est petit ! ». La tension qui m’étouffait un instant plus tôt s’était évanouie, et une bière tirée du frigo soumis à un assaut constant consolida l’assurance artificielle grâce à laquelle je me tenais debout devant Greg au lieu de m’enfuir brusquement.
Les secondes devinrent minutes, la petite aiguille de ma montre s’agita à une vitesse que je ne lui connaissais pas. Loin de protester à vif écoulement du temps, je sirotais tranquillement ma troisième bière, assis sur un canapé légèrement excentré aux côtés d’un Greg bavard et encore plus aimable maintenant que j’en découvrais les multiples facettes. Il me parlait de son enfance dans une ville voisine, de ses études à Paris, de son retour dans la région pour un travail qui ne lui plaisait qu’à moitié ; des similitudes se dégageaient peu à peu, et nous n’avions nul besoin des autres pour nourrir la conversation fournie qui avait éclos au beau milieu d’une soirée devenue merveilleuse.
Numéros et adresses furent échangés, puis la discussion bascula sur un terrain plus intime, comme si par un accord tacite nous avions décidé de nous livrer l’un à l’autre en oubliant l’habituelle pudeur qui présidait lors des échanges sociaux. Je crus que ce moment magique allait prendre fin quand un importun voulut se mêler à notre conversation, et que malgré ma vision brouillée j’en reconnus les traits : mon ancien tortionnaire, bien entendu ! Qui connaissait Greg, et m’avait identifié sans arborer l’air honteux qui aurait été adapté au regard de tout ce qu’il m’avait fait subir.
Étonnamment, je ne ressentais plus aucun fragment de l’angoisse m’ayant saisie tantôt. Rendu plus fort par un ensemble d’éléments s’étant agglomérés au fil de la soirée, j’eus même le cran de faire référence à nos années de lycée, et avec une vilaine satisfaction je vis passer sur son visage la honte justifiée qui pointait enfin en lui. Il partit sans demander son reste, conscient qu’il n’était pas – et n’avait jamais été – le bienvenu, et que je n’étais plus le gamin qu’il pouvait emmerder à sa convenance.
Greg n’avait rien manqué de cet échange de mots équivoques et de regards éloquents, et j’en vins à lui parler de l’inimitié m’opposant au fuyard ; l’occasion pour nous de poursuivre notre dialogue de plus en plus puissant, et la soirée arriva à son terme sans que nous nous en rendions compte. Un brin hébété par ce moment sortant de l’ordinaire, je quittai mon nouvel ami un large sourire aux lèvres. Et dans le taxi qui me ramenait enfin chez moi je pris conscience de la situation dans son ensemble, des profondes transformations qui s’étaient opérées tant en mon âme que dans ma vie jusque là si vide de sens. Je compris alors le sens du mot amour, toute sa beauté et sa diversité. Le sentiment niché dans mon coeur depuis des semaines s’y apparentait, et avait attendu cette nuit-là pour éclore dans toute sa splendeur. À l’extase qui m’enveloppait se mêla une douce impatience : il me faudrait attendre le lendemain matin pour revoir celui qui avait pris dans ma vie une importance capitale.
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