Satī
Petit lexique à l'usage des curieux :
* Ghat : désigne en Inde les marches qui recouvrent les rives des cours d'eau ou les berges des bassins et permettent de descendre au contact de l'eau, le plus souvent d'un fleuve sacré.
* Shiva : troisième dieu le plus important de l'hindouisme avec Brahmā (celui qui crée) et Vishnou (celui qui fait perdurer). Shiva sera celui qui détruira ce monde pour laisser place au nouveau.
* Umâ : autre nom de Parvati, l'épouse de Shiva.
Le soleil tombe à l'infini et la vie est orange. L'air est lourd de chaleur, de moiteur et des parfums de l'encens et des pétales de fleurs jetées par millier sur le dos sage du Gange. La foule sur les marches du fleuve est un bazar de pigments en pagaille, de couleurs et d'épice. La foule sur les marches est un mouvement. Elle ondule, elle se plie, elle avance ou recule et le Manikarnika Ghat, comme un grand corps fiévreux, enfle. Des clameurs dans les ventres, dans les gorges, résonnent. Puis elles roulent, sur les langues, sur les lèvres et le mantra s'enflamme dans l'air, depuis des millénaires.
Les dernières ablutions, les dernières offrandes. De l'eau jusqu'à la taille, les mains peintes et jointent contre le front, ou bien ouvertes, paumes vers le haut. La nuque qui brille au soleil et les paupières scellées sur les secrets qu'elles gardent et relâchent, ici, dans le fleuve vivant, dans la chevelure docile de Shiva.
Le tambour se met à battre et le corps de la foule s'harmonise. Les voix deviennent une et psalmodient de concert, vibrantes. Elles montent du sol et s'effilent comme les toits des temples qui découpent le ciel de plus en plus sombre. Comme pour repousser les bras de la nuit, les flambeaux s'allument, portés bien haut comme un appel. L'atmosphère s'enfume et un brouillard piquant danse avec les lumières des torches et des derniers rayons du soleil égarés sur le fleuve scintillant.
Quand enfin ils arrivent, un chemin s'ouvre pour les mener jusqu'au bas des marches. On la regarde. Assise et portée, les yeux entrouverts et le regard déjà tourné vers l'ailleurs, elle se tient droite. Sa peau blanche ici lui vaut le nom d'Umâ, épouse divine. Sa peau blanche ici tremble un peu, transpire, s'apprête au pire. Les femmes ici ont arrangé ses cheveux blonds avec de l'argent et des pierres et des rubans d'un rouge indien. Ses cheveux ici sont plats, collés à son front.
La tête lui tourne un peu. Sa vie si courte perd tout son sens. Elle se souvient du train, elle se souvient du bateau. Elle se rappelle l'Angleterre et ses falaises de craie qui palissent la Manche. Elle se rappelle des fossiles sur les plages grises qu'elle ramassait avec sa nourrice et du vent salé qui rend les cheveux poisseux et qui les emmêle. Elle se rappelle des bancs trop droits des salles de classe de l'école pour filles et de la pluie. Elle se rappelle du froid de la Tamise qui cristallise les os. Elle essaie de le sentir, du plus profond de son être.
Mais ici le crépuscule s'embrase. Elle sent son squelette fondre dans sa chair, perdre toute substance et se couler dans sa poitrine. Et le Gange, en elle, elle s'y plonge, elle s'y coule et tout s'écoule. En elle, en travers. Ses mémoires liquides l'enveloppent, la protègent de tout, bien mieux que ne l'ont jamais fait sa peau, et le ventre de sa mère.
Ils arrivent en bas du Ghat, là où le fleuve s'impatiente. Les porteurs allongent d'abord le corps de son mari dans l'embarcation mortuaire. Elle les regarde faire. Il semble léger comme une plume, inconsistant. Puis c'est sa main que l'on prend, c'est dans son dos que l'on pousse avec douceur et fermeté pour qu'elle prenne place à côté du défunt. La barque est étroite, chargée de bois, chargée d'huile ; elle ne peut pas faire autrement que de toucher le linceul. Elle revoit les plages et les falaises, elle entend la mer dans les coquillages nacrés, la mer et les vagues qui l'appellent pour qu'elle ne rentre pas trop tard à la maison, pour qu'elle ne prenne pas froid.
On place des fleurs dans le bateau, des centaines. Leurs parfums suaves et pesants comme le sommeil d'Asie lui font monter les larmes, font chavirer son âme.
On l'éloigne de la rive. Elle pleure tout à fait en voyant ses visages en prière, qui ne sourient pas, qui ne la regardent pas. Elle cherche, un bref instant, un moyen, une solution, un chemin pour s'échapper, pour ne pas rentrer trop tard. Pour ne surtout pas prendre froid. Mais son corps est lourd, tellement lourd. Du plomb.
On met le feu à l'embarcation. Le feu à son mari, le feu à sa peau, le feu à ses souvenirs, à sa robe d'un rouge indien. Elle ne crie pas, elle ne ressent plus rien. Ici tout est toujours tellement chaud, dehors comme en dedans...
La nuit sera longue, la nuit sera infinie.
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