La Dernière des Magyares
Aucun autre son ne se faisait entendre que celui du vent sifflant entre les ruines du palais détruit. La fumée âcre s'élevait depuis les décombres, semblables à un dragon agonisant sous l'aurore. Un brasier surmontait les restes de ce qui était il y avait deux jours encore la cours de l'aile ouest. Un grattement sourd se fit entendre, de plus en plus proches, de plus en plus fort. Avide de vie. Le crissement des graviers retentit, soudain accompagné du gémissement sourd des pierres que l'on pousse et l'on écarte. Une main émergea de la mer de pierre. Puis un crâne. Puis un corps.
Haletante et pleine de poussière, la nagyhercegnő s'extirpa des décombres. Poussant un cri de douleur, elle se redressa sur son séant et balaya du regard les reliques du chateau où elle avait grandi. De la forteresse des Magyars, il ne restait rien. Elle ferma les yeux, se concentrant sur sa respiration, et tâcha d'ignorer sa cheville qui la lançait horriblement. Elle voulut enlever ses chausses et mesurer l'ampleur des dégâts, mais l'angle anormal formé par son pied l'en dissuada.
Aspr retira ses gantelets qu'elle jetta au loin avant de passer un bras sur son front afin d'enlever la poussière et la terre ocre qu'elle sentait collée par la sueur. Elle regarda aux alentours. Aucun signe de vie. Même les coeurs de Jauk et Halny ne venaient plus rompre le silence de leur tambour rassurant. Elle était seule.
Tous les vassaux, les serviteurs, les hobereaux avaient quitté leurs terres lorsques les araignées avaient commencé à abandonner le palais en longues processions de mauvaise augure. Mais le seigneur Foehn n'avait rien fait. Foehn n'avait pas écouté les mises en garde. Foehn n'écoutait jamais. Il était le Magyar du ciel et des mers. Il avait par trois fois chassé sur les terres des Dieux et festoyé à leur table comme s'il était l'un des leurs.
Et maintenant, les Dieux lui faisaient payer son outrecuidance, et étaient revenus le voler comme il les avaient volés. Ils lui avaient tout pris ; sa vie, ses richesses, et la chair de sa chair. On l'avait prévenu pourtant. On l'avait imploré de partir. Chacun de ses fils avait demandé à s'entretenir avec lui. Chacun d'eux avait essuyé un refus. Alors, ils avaient envoyé leur soeur. Les sept frères d'Aspr l'avaient priée d'aller parler à leur père. Et les sept frères d'Albe étaient mort, tandis que la tête de Foehn trônait désormais sur une pique près de la tour de garde, autours de laquelle s'agglutinaient les mouches.
Aspr détourna les yeux des restes de son père, réprimant un haut-le-coeur. Le vent s'était levé, amenant avec lui la puanteur et les odeurs de charognes. Le vent... ça faisait si longtemps qu'il n'avait plus soufflé. Avec précaution, la jeune femme glissa le long de la pile de gravas sur laquelle elle était assise. À quatre pattes, elle rampa jusque la bordure de la falaise, là où siégeait autrefois la salle du trône. Les mains sur le sol, elle pouvait sentir les vers et la vermine remonter depuis les entrailles de la terre, attirés par la chair morte. Elle frémit à l'idée que certains viendraient pour elle si elle s'attardait trop. Elle s'approcha du bord, et balança ses jambes dans le vide, étouffant un gémissement plaintif. Essouflée, elle s'adossa contre un bloc de granit qui faisait il y avait encore quelques heures partie de leur palais. D'une main, elle défit les larnières de cuir de son plastron et se délesta de son armure. Elle contempla la grande pièce de métal posée sur ses genoux. Tandis que l'horizon se colorait de nuances de rouges et d'oranges, des centaines de nuances dansaient sur sa surface chromée comme les volants des robes des dames de la cours. Comment un objet si beau pouvait servir à faire tant de mal... D'un coup de pied, Aspr envoya l'armure tomber dans le vide, tandis que les larmes roulaient sur ses joues.
Désormais elle était seule. Plus rien ne la rattachait à ces terres maudites hormis la nostalgie d'un passé qui n'était plus. Elle ferma les yeux. Plus rien ne l'obligeait à rester. Ses paupières se colorèrent de rouge, et elle senti la chaleur du soleil embrasser sa peau. Il lui semblait entendre le bruit du ressac pour la première fois Les vagues l'appelaient auprès d'elles, venant lécher les falaises ocre, ces falaises pourries... Gangrénées par la mort... Abandonnées des divinités.
Aspr se pencha dans le vide. Elle n'avait pas peur. Elle était la fille du roi du Vent, la dernière des Magyares. Ses ancêtres avant elle dominaient les cieux et toutes les créatures que cette terre portait. Elle ouvrit les bras, soulevée par les bourrasques du large. Elle était prête. D'un bond, elle sauta dans le vide.
Son corps entier s'allongea. Ses bras se couvrirent de plumes tandis que ses pieds s'écaillaient. Un sifflement de joie naquit au fond de sa gorge et vit résonner dans les grottes et les crevasses jaunes. D'un battement d'aile, elle s'envola vers le large, vers un nouvel ailleurs. Inlassablement, la mer renvoyait son armure vers la côte, fracassée contre les rochers.
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