VI.
Balayées par le vent, les larmes de Tchagataï se disséminaient le long du chemin. Le Limier Féroce brûlait de l’intérieur. Une pointe acide tentait de grimper son œsophage. De toutes parts, le Tengerkhoue sentait la trahison se matérialiser en un millier de pointes froides réparties sur tout son corps. Dès que son regard croisait la Lune Majeure, en plein ballet avec son amie, il y découvrait le museau du Natşal, babines retroussées, formant un sourire répugnant. Il avait envie de le crever comme un ventre de mouton, voir cet infâme réduit à ce qu’il était : une sous-race, tout juste bonne à être dépecée et transformée en paillasson qu'on pose devant la porte d’une villa.
Dès que le pauvre cheval ralentissait l’allure, Tchagataï lui flanquait un sale coup de bottes et lâchait un “Tchou !” qui sonnait comme un terrible rugissement. L’animal comprit qu’il avait intérêt à faire vite.
Ainsi, le Limier Féroce grogna, parla tout seul, emplit la steppe de ses discussions imaginaires, éclata en hurlements et en sanglots. Son malheureux destrier dut subir cette averse de borborygmes et de propos décousus deux heures durant. Enfin, il fut autorisé à ralentir son allure, tandis que la Lune Mineure s’apprêtait à rejoindre sa compagne derrière l’horizon.
Constellée de petits points lumineux, allumés en haut de ses tours, Basilya la Belle apparut derrière une colline. La ville, couronnée par ses faubourgs aux jolies maisons, dormait d’un sommeil paisible. Tchagataï y engagea sa monture, redécouvrit les petites rues pavées avec le plus grand soin, ponctuellement éclairées par des lampes accrochées aux tuiles des toits d'ardoise. Son faucon fila en silence sur un rat imprudent et le faucha, juste devant son terrier, taillé à travers les murs d’une bâtisse ancienne. L’oiseau engloutit rapidement sa proie, puis reprit place sur l’épaulière de son maître.
Bientôt, le cheval arriva devant les portes de la cité, gardée par des hommes en armures clinquantes, de style Litanois. Burghomessien, plus exactement. Tchagataï se rappela les longs cours prodigués par un forgeron, particulièrement intéressé à l’idée de châtier le Royaume qui lui avait tout pris. Le Limier Féroce se souvint qu’un coup d’épée, lancé à un angle de soixante degrés environ, pouvait faire voler en éclats ces tassettes richement ornées, finies en pointes. En effet, un défaut de conception - que le Forgeron avait autrefois tenté d’exposer aux aristocrates Litanois, sans succès - les rendait fragiles à ce type d’attaque. Ensuite, un coup droit dans l’artère fémorale, et le tour était joué.
Armés de ce conseil, lui et Témour avaient fait des ravages, à la bataille de l’Isthme de la Cornemuse. Il réprima la colère qui refit un tour dans ses tempes et s’approcha des soldats.
“Nopte, déclara le plus richement équipé. Će fazze si a st’ora ?
- Tss… L’è Tengherxud, non visci ?” reprit un deuxième, en train de recompter ses cartes.
Il lança une mise en garde à ses compagnons de jeu, abandonna sa main sur la table, et s’approcha de Tchagataï. D’abord confiant, son regard devint livide lorsqu’il comprit, grâce au manteau funèbre, à qui il avait à faire.
“Bonnsoir, Sire. Mon collègue n’a pas reconnu qui vous êtes. Mes escouses.
- Laissez-moi entrer, grogna Tchagataï.
- Bienne soure. Avez-vous besoigne de queque chose ?
- Non.”
Le soldat crut que la colère dans les yeux du Limier Féroce lui était adressée. D’un signe de main, il fit comprendre à son collègue qu’il valait mieux s’écarter. Aussi, tâchant de garder la face, il retourna à son jeu de cartes, le pas tremblotant.
Tchagataï, une fois dans Basilya, prit le chemin de la Cathédrale de Tous les Saints, centre névralgique de la ville. À l'intérieur, il aperçut la silhouette d’un vieux clerc occupé à rallumer la forêt de bougies dont étaient parés les murs. Il laissa son cheval à l’extérieur, et s’approcha de l’homme.
Le clerc, absorbé dans ses tâches, n’avait pas entendu l’ombre des steppes se rapprocher. Au moment où il l’aperçut, il envoya voler une flaque de cire fondue sur le marbre serpentin.
“Će… ?”
Le religieux effectuait des allers-retours frénétiques entre le visage rustre de l’ancien nomade, ses vêtements et chacune des têtes alignées dessus .
“Matteo Rugyanella, vous savez où je peux le trouver ? aboya Tchagataï.
- Ru… Qu’allez-vous lui faire ? demanda le clerc dans un tengerkhoude impeccable.
- Aucun mal, si cela peut vous rassurer. J’ai des affaires à conduire avec lui.
- Avec… Matteo ?” demanda le prêtre, interdit.
Dans ses yeux passa un éclair colérique. Tchagataï sentit que le pauvre Rugyanella recevrait un sermon inoubliable, sur l'importance de résister à l'envahisseur, dès le lendemain.
“Ordre du Natşal, ajouta le Limier Féroce.
- Bien… Bien… Un instant.”
Le prêtre épongea la cire sur le sol, puis guida Tchagataï vers la sortie. De sa main calleuse, il désigna une rue étroite, dont le corps se tortillait entre les bâtisses empilées les unes sur les autres.
“Jusqu’à la fontaine avec deux anges. Ensuite, vous prenez la venelle à gauche, c’est la bâtisse aux couleurs…”
Tchagataï s’apprêta à voir le prêtre commettre l’erreur d’ajouter “royales”, mais le vieillard se reprit.
“En jaune et rouge. Une fresque en orne la devanture.
- Je vous remercie”, répondit le Limier Féroce.
***
La fontaine des chérubins était en effet à deux pas de la maison Rugyanella. Tchagataï jeta un œil au bas-relief, partagé entre les portaits des grands artistes et scientifiques de Litania, et se demanda comment les autorités pouvaient continuer à le tolérer.
Il saisit un heurtoir couvert de motifs géométriques et l’écrasa à trois reprises sur une grande porte en bois. À l’étage, deux puis trois chiens se mirent à aboyer. Une lumière passa par la fenêtre.
Bientôt, un homme au visage écrasé par la fatigue se présenta devant lui. Plissa les yeux, puis saisit une paire de lunettes qu’il appuya sur son nez aquilin.
Plus que la terreur qu’il s’attendait à lui provoquer, Tchagataï vit l’homme tomber dans une contemplation curieuse. Il n’avait pas changé.
“Bonne nuit, Sire. Puis-je savoir ce qui vous amène à cette heure-ci ?
- Vous vous souvenez de moi ?”
Matteo Rugyanella soupira. Il parut ouvrir un à un les tiroirs de son esprit, et puis, après un instant, il trouva quelque chose.
“Vous étiez à la bataille de Basilya, à la Cornemuse aussi… Ceci dit, j’ai oublié votre nom.
- Tchagataï. Le Natşal vous avait chargé de réaliser des impressions…
- Oui, oui… (Rugyanella se frotta les yeux.) Semer le trouble chez vos ennemis avec de la propagande, je m’en rappelle…”
D’un coup, son visage endormi sembla recevoir une grosse mandale.
“Enfin… Je ne disais pas ça pour vous critiquer, bien sûr…
- Vous ne seriez pas assez suicidaire pour ça, je sais.”
Tchagataï lui lança un sourire féroce. L’imprimeur posa des yeux écarquillés sur lui.
“Je… en quoi puis-je vous être utile ?
- Ceci.”
Le Limier Féroce saisit la Chronique Officielle et la plaça sous les lunettes de Rugyanella.
“Vous allez le faire imprimer. Autant que vous le pourrez. J’en veux des centaines, des milliers, pourquoi pas des dizaines de milliers, même.
- Hein ? Mais… pourquoi ça ?”
D’un geste brusque, le Tengerkhoude lui saisit les mains et y enfonça l’ouvrage.
“C’est un ordre. Gardez-vous d’en parler à qui que ce soit.”
Matteo Rugyanella posa son regard sur les têtes séchées. Tchagataï comprit qu’il n’était donc pas nécessaire de lui expliquer quel châtiment pouvait l’attendre.
“Je reviendrai. Je ne sais pas quand, mais je reviendrai. Tâchez de faire ce que je vous demande d’ici là. Faites le circuler parmi vos collègues, déléguez le travail à un Afahri si vous avez peur du gouvernement, planquez vos presses au milieu du désert ou de la jungle, je m’en cogne : je veux des résultats. Vous tenez le feu entre vos mains, Rugyanella. Au nom de chaque homme de Mitéraghi, maniez-le avec précaution et répandez sa lumière en autant de lieux qu’il sera possible.”
L’imprimeur regarda avec attention la couverture de cuir, hocha de la tête, et referma la porte.
Le Tengerkhoude remonta sur son destrier et quitta Basilya sans attendre. Au moment de passer la porte de la ville, il s’approcha d’un grand braséro, et descendit de selle.
Les soldats, qui craignaient que le Limier Féroce ne décidât que leurs têtes ne lui revenaient pas, se tinrent prêts à décamper.
Tchagataï ne les remarqua même pas. Il déboucla sa ceinture, fit glisser le manteau de mort le long de ses bras, le saisit à deux mains, et le jeta au feu. Apprécia les douces caresses des flammes sur les visages, enveloppant le tissu dans une lumière étincelante, pria pour qu’un jour, ce soit le corps de son bâtard d’ami qui découvre la sensation des léchouilles ardentes.
Il resta là, à contempler son ancienne vie partir en fumée, jusqu’aux heures aurorales. Les soldats, d’abord figés par une vision aussi incompréhensible, avaient fini par s’y habituer et par reprendre leurs parties de cartes.
Tchagataï s’autorisa une dernière fois à regretter sa vie de Limier Féroce, à revivre batailles et traques, sacres et exécutions, festins et douces caresses du vagin des pucelles, découpages de têtes et longs baisers langoureux avec sa Khulan.
Et puis vint le vide. Son esprit aussi nu qu’une plaine calcinée, il entendit le chuchotement du vent matinal, et, avec lui, l’appel de la liberté. Il apprécia la douceur des plumes de son faucon, les poils rêches de son cheval, jugea qu’il faudrait d'ailleurs le renommer.
Quand ils le virent bouger, après tant de temps à faire la statue, les gardes se raidirent. Tchagataï leur tourna le dos, monta sur son cheval, et, assoiffé de grands espaces, mit le cap vers les steppes.
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