10) À tâtons
Dans la tiédeur intime dont les enveloppait les draps chiffonnés, Vanessa refermait ses bras, en tenaille, sur le corps frêle de Nelly, tout juste emballé dans sa légère chemise. Pas plus épaisse qu'une mouche dans son filet ouaté. Elle n'en aurait fait qu'une bouchée, si l'éthique n'avait pas primé. Si un flux plus stagnant que toute la luxure qui empâtait son sexe alangui n'avait pas bouilli, impromptu, dans ses entrailles carnivores. Voilà qu'effleurer simplement le téton raidi de Nelly sous le coton échauffait ses pommettes !
Comme avisée de l'invisible, Nelly plaqua ses paumes moites autour du visage rond de sa promise et l'embrassa à pleine bouche.
— Tu as envie de moi ? demanda Vanessa en essuyant un filet de salive.
— Pas ce soir, murmura l'autre, qui se blottissait plus nerveusement contre elle.
— D'accord.
Quoi que frustrée, Vanessa ne se sentit pas vexée. Elle se résolut calmement à la béatitude que pouvait octroyer un simple câlin. Les doigts crochus de Nelly s'agrippaient, dérapant, au t-shirt détendu. Leurs poitrines se pressaient mollement, reposée l'une sur l'autre. Les jambes ne cherchaient plus à s'accrocher dans une friction effrénée, mais s'enchâssaient franchement. La cuisse suave de Vanessa réchauffait le genou cagneux qui se nichait contre elle. Elle se lovaient tels deux oiseaux dans un nid, les plumages placidement emmêlés.
Si les doigts vagabonds de Vanessa sillonnaient, passionnés, chaque région accessible de la chair de Nelly, ils ne tentaient guère d'y répandre quelque excitation. Au contraire, sa paume rigide lui palpait les seins dans un flegme apaisant ; chaque pression comme la note d'une berceuse muette. Feutrés étaient les pas de l'araignée qui se promenait, docile, sur les hanches efflanquées – chaque côte abrupte comme une redoutable falaise. Puis se découpaient les fesses : deux rochers affaissés sur un ravin à l'abandon. Là, Vanessa laissa pleuvoir des effleurements féconds, semant par sillons l'empreinte éphémère de ses ongles limés ; avec pour seul dessein de raviver la couenne flétrie, jusqu'alors privée d'allégresse.
Puis, comme Nelly se tortillait d'embarras, la jeune femme rappela l'arachnide digital et le plongea avec ferveur dans la crinière soyeuse fraîchement shampouinée. Effluves de pamplemousse entre les épis fauves. Alors, plus tendrement, elle s'appliqua à lui masser le cuir chevelu. « Ça favorise la connexion des synapses, à ce qui paraît. » Cela favorisait principalement l'assoupissement béat de la délicate créature suspendue à son tronc.
— Un petit koala, chuchota Vanessa.
— Qu'est-ce que tu racontes, encore ?
— Des bêtises, mon cœur. Je dis toujours des bêtises.
— Au moins, tu le reconnais.
À sa façon, le chasseur acharné goûtait au réconfort de ce repaire douillet. Ses nerfs se délassaient dans la chaleur sereine éclose entre les draps.
— Dis, Nelly ?
— Pas ce soir.
— Non, je sais. Je me sens bien, comme ça. Juste là, près de toi. On peut aussi discuter. Toi qui tiens tant à c'que je te connaisse...
— Je n'ai jamais dit ça. Je n'y tiens pas franchement.
— Moi j'y tiens.
— Mais tu cernes vite les gens.
— Pour ce qui est cernable. J'aimerais que tu me dises quelque chose, à propos de toi. Quelque chose que je ne pourrais pas deviner.
Nelly affecta de réfléchir, dénudant aussitôt les seins gracieux de son amante pour y enfouir la face. Les coussins pectoraux étouffaient sa voix grêle.
— Je me dégoûte, profondément. À toi.
Sentant qu'on la pressait d'enchaîner, Vanessa se retint de rebondir.
— Je peux être orgueilleuse. Je déteste avoir tort.
— J'ai une fausse dent, une incisive. Parce que je me suis battue, un soir où j'étais saoule.
— J'me faisais tabasser à l'école. J'étais du genre première de classe.
— J'avais des bonnes notes que dans les matières genre musique ou arts plastiques. J'ai été acceptée au conservatoire, quand j'avais dix-huit ans. J'étais assez douée, mais j'ai tout lâché.
— Pourquoi ?
— Ça m'ennuie, de jouer ce que d'autres ont écrit. J'y trouve pas de sens. Pas d'envie.
— J'étais vierge jusqu'à mes vingt-deux ans.
— J'en avais douze, la première fois.
— C'était comment ?
— Comme un viol. C'était un viol. J'ai eu peur du mot, pendant longtemps. Mais le dire, en fait, ça aide. C'est pas à moi d'en avoir honte.
— Et c'est pour ça que...
— Rien à voir. J'ai juste pas de gros besoins. Et puis, personne avait jamais vraiment fait attention à mon plaisir, jusque là...
— Et moi, j'avais jamais été amoureuse.
— C'est cruel, de dire ça.
— Pas plus que d'en douter.
Unique preuve de sa bonne foi, Vanessa laissa tomber un baiser délicat sur sa nuque vulnérable, aussitôt hérissée. Nelly releva les yeux afin de lui tenir tête. Son amante insista d'un ton mièvre :
— Je t'aime tellement que, si tu me largues, je pleurerai.
— T'es une enfant, Van !
L'accusée colla sa truffe rodée contre le nez busqué de son austère conquête.
— J'aime quand tu me grondes, souffla-t-elle avec malice.
Puis elle toussa, sévère :
— Tu peux me faire tous les reproches que tu veux, mon cœur, si ça te soulage. Par contre, répète encore une fois que tu te dégoûtes, et je te jure que je t'en colle une. Pas trop fort, bien sûr.
— T'oserais frapper une fille sans défense ?
Car la question de Nelly n'en était pas vraiment une, plutôt que d'attendre la réponse, elle happa brutalement la langue de sa belle en l'enrobant de la sienne. Cette nuit-là, leur sommeil fut un long face-à-face ; deux haleines brouillées.
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