18) Version des faits
La silhouette de Charlène se dessinait vaguement dans un coin de la pièce. Dès qu'elle entendit s'ouvrir la porte automatique, ce simulacre de savant fou aux allures d'un Frankenstein de banlieue se redressa et abandonna la rédaction d'un quelconque formulaire administratif pour accueillir le duo fraîchement descendu. Sa blouse blanche, grisée par trop de lessives, portait encore les taches de sang qu'elle n'avait su faire dégorger, piètre ménagère qu'elle était. Si ses autopsies brillaient d'une précision effrayante, Charlène aurait été bien incapable de nettoyer une scène de crime. Vanessa la soupçonnait même d'avoir opté pour le boulot de légiste, afin de refouler les désirs meurtriers qu'elle se savait incapable de mettre en œuvre sans se faire pincer dans la foulée. Elle l'imaginait même, parfois, brutalement arrêtée par Perrine, sa rigoureuse fiancée, plaquée contre le capot de leur citadine, sirène hurlante, et menottée de force. Ça aurait pu être le début prometteur d'un porno animé. La réalité du quatrième sous-sol n'avait rien d'aussi excitant.
Charlène incarnait l'archétype de la scientifique sociopathe. Un petit corps voûté noyé dans des pantalons amples et des pulls à col haut. Un visage impassible à la mâchoire carrée – par chance ses grosses lunettes masquaient les cernes profonds. Les cheveux courts et droits, retenus dans une queue haute. Si elle l'avait lue dans un livre, Vanessa aurait trouvé la description exagérée. En même temps, la légiste n'avait rien d'un laideron, ni d'une pucelle timide. Son regard détaché et son sourire acerbe avaient dû faire leur effet sur Perrine, supposait sa collègue. Sinon, Charlène devait avoir bien des talents cachés.
Le major Lacroix s'avança et, une fois n'est pas coutume, osa une brève entorse à ses fonctions pour embrasser amoureusement sa promise. Celle-ci se déridait, dans les bras de Perrine, qui se retenait à coup sûr de la soulever pour la faire tournoyer. Vanessa roula des yeux, mi-attendrie mi-moqueuse et, pénétrant à son tour dans la salle, elle laissa aller sa main à caresser une table propre. Elle se languissait déjà d'une peau à parcourir, d'un corps à découvrir, où laisser courir ses doigts.
— Oh, Carmilla est là aussi ! feignit de la remarquer Charlène.
— Ravie aussi de te voir. J'ai pensé à toi tout le week-end.
Elles ne s'appréciaient pas et Vanessa ne pouvait ravaler ses railleries, ni pour une collègue, ni pour une amie, ni pour une ex-amante. Perrine s'interposa sans même hausser le ton.
— Ça va, je ne m'attends pas à ce que vous vous tressiez des bracelets de l'amitié, ou à ce que vous passiez le réveillon ensemble. Je vous demande juste de vous tolérer sur notre temps de travail.
— Ma tolérance a toujours eu des limites très étroites, soupira Charlène.
— Sans doute aussi étroites que ton...
— Putain, Ness !
— D'accord, d'accord, tempéra Vanessa. Contrairement à Docteur Jekyll ici présent, j'ai de la tolérance pour deux. Tiens, tu sais quoi ? Je jure même solennellement que le jour où tu clamseras, Charlie et moi, on entreprendra un road-trip trépidant pour disperser tes cendres à l'endroit saugrenu que t'auras indiqué dans ton testament. Ton deuil insupportable nous poussera dans les bras l'une de l'autre. On deviendra les meilleures amies du monde en faisant cramer des chamallows et, par dépit, on finira sûrement même par s'entre-masturber. Ça te va ?
— Sérieusement, Walter, grandis un peu.
— Je peux savoir ce qui vous amène ? s'agaça la légiste. Pas que ta visite surprise me dérange, Alpha. Loin de là. La sienne, en revanche...
Elle désigna Vanessa du coin de l’œil. Perrine serrait les dents pour conserver son calme, prise dans la lutte grotesque de deux chats de gouttières, plutôt bons à feuler qu'à faire usage des griffes.
— Ce qui nous amène ? Voyons... Eh bien, c'est peut-être moi qui me fait des idées. Je n'ai qu'à récapituler les faits, et vous me direz si je me trompe.
Le major prit une profonde inspiration.
— Jeudi soir, avant d'être séparées tout le week-end, Charlène et moi avons profité que Vanessa faisait encore des heures supp pour dîner tranquillement à l'appartement. Vers vingt-et-une heure trente, alors que nous allions attaquer le dessert...
— Elle veut dire qu'on prenait enfin le chemin de sa chambre, interrompit Charlène.
— Bref. À ce moment-là, mon insupportable colocataire est rentrée, beaucoup plus tôt que prévu...
— Là, elle parle de toi, chuchota la légiste, trop fort pour prétendre seulement vouloir être discrète.
— Ma colocataire, la très fameuse Traque, qui ne vit que par le cul et pour le cul, est parfaitement au fait de tous les petits signes et savait sans nul doute dans quoi nous étions engagées. Mais elle a tout de même choisi d'interrompre nos projets, pour me demander s'il restait « quelque chose à grignoter » et puis – attention, c'est là que c'est le pompon ! – pour nous assommer pendant près de d'une heure et quart avec une théorie fumeuse sur une certaine Kelly. La conclusion de cet interminable exposé était, si je me souviens bien... Qu'est-ce que c'était déjà, Alpha ?
Charlène rajusta ses lunettes avant de rebondir :
— Oh, Mircalla Karnstein ici présente a foutu en l'air une belle soirée en nous soutenant mordicus, sans aucun doute possible, et en y mettant carrément sa main à couper... À ce propos, ma scie d'autopsie est parée. Elle nous a dit, je cite : « J'en suis sûre à cent pourcent ! C'est une femme qui l'a tué et c'est une vengeance. » Et je répète : la scie est parée. Que t'aies eu raison ou non, très franchement je m'en fous. Je me suis endormie avant le dessert ce soir-là, par ta faute.
Prise dans ce tourbillon d'accusations plus que fondées, Vanessa se confondait silencieusement en excuses ; du seul regard penaud que son orgueil consentit à présenter.
— Nos deux versions concordent, trancha Perrine. Maintenant, Alpha, je te raconte la suite. Mon témoin de mariage se fait la malle tout le week-end pour mener son enquête. En profondeur, tu t'en doutes. Et elle se pointe ce matin au bureau, la bouche en cœur, et me sort que sa parfaite coupable de l'autre soir était juste un super coup. Rien de suspect. Tout va bien. D'ailleurs, si je saisis tout, on va peut-être se retrouver à faire un mariage groupé. C'est une bonne idée, ça ! T'en dis quoi, Ness ?
— J'ai rien à dire. Je me suis trompée. J'ai mal jugé la personne. Ça arrive à tout le monde, non ?
— Pas à La Traque. Je te connais.
— Tu sais ce qu'on dit : il y a une première fois à tout.
— Permets-moi d'en douter.
— Donc vous êtes seulement venues vérifier ma version des faits ? Ou alors c'est vraiment pour que je sorte la scie ? Dis-moi quelle main tu utilises, Carmilla, et je te jure que tu vas finir au chômage.
Comme par peur que ces menaces puissent réellement être mises à exécution, Perrine saisit les mains de Charlène. Elle colla son front contre le sien et, devenue son seul horizon en même temps qu'elle embuait ses lunettes, elle avança sa requête.
— J'aimerais que tu sortes le corps, pour que Vanessa puisse le contempler une deuxième fois.
Perrine se retourna, lâchant sa fiancée, et braqua sur sa subalterne un regard impératif.
— Je veux que toi, Ness, tu te remettes bien en mémoire chaque millimètre de ce cadavre. Et je veux qu'après ça, tu reviennes me dire droit dans les yeux que ta Kelly n'y est pour rien.
La Traque roula des yeux en emboîtant nonchalamment le pas à la légiste, déjà en route vers la chambre froide.
— C'est Nelly, maugréa-t-elle.
— Pardon ? s'insurgea le major, à bout de patience.
— Elle s'appelle Nelly ! Et elle a le mérite de me faire confiance, elle au moins.
— Peut-être qu'elle ne devrait pas.
Les débuts de semaines ont toujours un goût particulier. Ils donnent le ton, présentent le diapason sur lequel s'accordera la symphonie des six jours qui suivent. Vanessa connaissait les lundis lancés dans les aigus d'ébats harmonieux ; les stridulations des sirènes excitées par d'atroces saccages dès l'aube incandescente ; ou même les matins calmes dans les clameurs d'oiseaux pétillants de candeur. Il arrivait aussi que les semaines embrayent sur le la grave du deuil d'un confrère perdu, la complainte lancinante d'un obscur bain de sang, ou la sempiternelle rengaine des remontrances acides. Qu'une semaine s'amorce sur les sons dissonants de deux accords contraires, voilà qui relevait de l'inédit.
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