23) Lutte mécanique
Le guidon de la bicyclette couinait dans les virages, le pneu avant dégonflé flirtait dangereusement avec les bordures des trottoirs. Aussi loin qu'elle s'en rappelait, Nelly avait toujours pédalé ; c'était sans doute pourquoi elle n'allait jamais bien loin, y compris dans la vie. Lorsqu'elle freina devant le bloc de béton terne, un regard satisfait sur son balcon verdoyant, elle aperçut un véhicule d'un genre qu'on ne croisait que rarement dans le quartier. La camionnette d'un réparateur.
La jeune femme descendit de selle et guida docilement sa monture braillante dans le sas d'entrée. Là, elle fut consternée en découvrant l'ouvrier qui s'affairait, le labeur ponctué d'injures presque burlesques, dans la cage d'ascenseur, sous le regard sévère de la brune élégante.
— T'as passé une bonne journée, mon cœur ? demanda Vanessa.
Le ton désinvolte jurait avec ses traits sculptés de beauté grecque. Pourtant, c'était aussi cela qui la rendait charmante, parce qu'accessible. Exactement, songeait Nelly : Vanessa avait le charme d'une de ces citations d'Oscar Wilde que l'on imprime sur une carte postale, ou mieux, sur un autocollant que l'on placarde au mur et qui, ôtée au contexte du livre qu'on a jamais ouvert, nous émeut bizarrement. Oui, on l'aimait comme on aime l'une de ces boules à neige remplie de monuments d'une ville dont on n'a entrevu que les coins touristiques ; ou bien la Marilyn des séries de Warhol qu'on rencontre plus volontiers en poster, en puzzle, en coque de téléphone ou en mug que dans une galerie d'art.
— Qu'est-ce que tu fiches ici ? répondit Nelly, à vrai dire plus étonnée par la présence du technicien que par le retour triomphant de sa conquête du week-end.
— Bah, ce matin, au réveil, tu m'as dit « À ce soir ». Alors me voilà.
— Tu sais que ça ne compte pas. J'ai dit ça comme ça, à moitié endormie.
— Alors ça voudrait dire que tu rêvais de moi ?
— C'est ça, oui, et de tes chevilles enflées.
Dépassant sa belle amante dans le dédain le plus soutenu, Nelly prenait déjà la montée d'escalier, bataillant pour introduire son vélo dans l'étroite spirale.
— File-moi ça, va, soupira Vanessa en la dépossédant de sa monture capricieuse.
Les bras musclés soulevèrent le deux-roues dans la montée abrupte, les jambes d'athlète creusant l'écart avec Nelly, rendue à gravir marche à marche le redoutable colimaçon. Parvenue au palier du quatrième étage, elle trouva Vanessa, fière et droite comme une statue, en appui sur la bécane tel un héros guerrier sur l'arme de sa gloire. Nelly tourna la tête dans une moue exaspérée.
— T'as vu, se vanta Vanessa, j'ai fait venir quelqu'un. Je ne peux tolérer plus longtemps que ma douce soit contrainte d'affronter ces escaliers pourris.
La locataire chétive se demandait alors si Vanessa, jadis, avait fait du théâtre ou si, justement, c'était ce qu'il faudrait pour la canaliser.
— C'est quoi ce sac ? interrogea Nelly en enfonçant sa clé dans la serrure.
— Mes affaires.
— Tu restes longtemps ?
Vanessa pâlit et lâcha le vélo.
— Ça va, j'ai compris. Tu ne veux pas de moi ce soir. Tu as mon numéro, alors n'hésite pas. Enfin, j'imagine que ce week-end t'as suffi.
Vieux réflexe, la brune roula des yeux. Elle osa un baiser sur le front colérique de l'hôte renfrognée.
— Bonne nuit, mon cœur.
Elle mesurait ses mots pour en chasser l'aigreur, les enrober suavement de notes plus mielleuses témoignant la tendresse. Encore un art trompeur qu'elle tenait du métier.
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