II.

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Notre première rencontre ne fut pas si romantique. Loin de là. C’était la fin de l’été. Je chassais seul dans la forêt en quête de quelques lièvres à rapporter au village. On m’avait confié la tâche de nourrir deux orphelins dont les parents avaient été emportés par une épidémie de fièvre l’hiver précédent. Trois bouches à nourrir à moi seul. Et des hivers toujours plus rigoureux. Les fruits se faisaient plus rares. Les bêtes plus maigres. Ce n’était pas une mince affaire. Mais je n’avais pas à me plaindre. Traquer le gibier en solitaire n’était pas pour me déplaire. J’avais toujours été un peu à part. Un peu différent du reste de la meute. Peu attiré par les activités sociales du clan. Les soirées où nous étions tous rassemblés autour du feu suscitaient chez moi un ennui mortel. Toujours les mêmes histoires. Les mêmes légendes ancestrales. Racontées d’une voix rauque et éthérée. Dessinées sur les tablettes de glaise à la cendre d’if. Dansées par des groupes de villageois en transe. Ce devoir de communion. Cette agitation inutile. Cette excitation forcée. Ces corps qui se touchent, se mélangent. Tout ça m’avait toujours mis profondément mal à l’aise. Sous prétexte de maux d’estomac ou de piqûres de guêpes, je parvenais généralement à m’éclipser avant la fin de la cérémonie. Personne n’était dupe. Mais personne ne disait rien.

Seul dans la forêt, j’étais dans mon élément. Entouré d’une nature familière, réconfortante. En perpétuel renouvellement. Notre campement se déplaçait au rythme des saisons. Je découvrais chaque jour un nouvel arbre, un nouveau ruisseau, un nouvel amas rocheux, une nouvelle clairière. Tout changeait en permanence, mais au sein d’un registre que je maîtrisais de bout en bout. Les lièvres restaient des lièvres. Les chênes restaient des chênes. Les merles restaient des merles. Alors quand je les aperçus pour la première fois, je crus avoir perdu la raison. Ils étaient si grands. De véritables géants. Leur peau était sombre, comme couverte de suie ou d’écorce. On aurait dit de dieux, mi-hommes, mi-arbres. Il se déplaçaient avec tant de souplesse et de discrétion qu’il m’avait fallu approcher à quelques mètres seulement pour me rendre compte de leur présence. Et il était déjà trop tard. Après s’être concertés d’un hochement de la tête, ils se jetèrent sur moi comme un félin sur sa proie. J’avais beau être l’un des mâles les plus puissants de ma tribu, seul contre une demi-douzaine d’entre eux, je ne faisais pas le poids. Ils eurent vite fait de ma maîtriser, de me lier les poings et les chevilles, et de m’attacher à un solide bâton de bois afin de me porter jusqu’à leur village.

Bringuebalé de la sorte à travers bois tel un vulgaire sanglier, j’entendis pour la première fois leur langue dont la beauté m’émut, avant que la gravité de la situation ne me ramène à la raison. Arrivés à leur village, ils défirent mes entraves avant de m’enferme dans une cage en bois afin de m’exhiber au regard de la foule. Je n’en croyais pas mes yeux. Et eux non plus. Je n’avais rien vu de pareil C’était des hommes, indéniablement. Je reconnaissais les mâles, les femelles, les enfants. Ils avaient deux yeux, un nez, une bouche, deux bras, deux jambes. Et pourtant, ils semblaient si différents. Leur poil foncé les rapprochait des bêtes. Mais ils en avaient moins que moi. Et surtout, l’expression de leurs visages burinés laissait paraître une forme de sagesse que je n’avais que rarement observée parmi les mien. J’étais fasciné. Hypnotisé par le spectacle incroyable qui se déroulait devant moi.

Ma présence semblait les intriguer tout autant. Les enfants, apeurés et curieux, hésitaient entre le rire et les larmes. Les femmes s’approchaient courageusement pour me dévisager d’un peu plus près. Les hommes, de leur côté, gardaient leurs distances. Ils échangeaient des flots de paroles incompréhensibles en me pointant du doigt. Il est difficile de décrire ce que je ressentais précisément, à cet instant. Etrangement, je n’avais pas vraiment peur. Sous le coup du choc, sans doute. Mon cœur battait lentement, ma respiration restait calme et régulière. Je n’étais pas totalement sûr que ce que voyais étais bien réel. Aucune légende ancestrale ne mentionnait ces géants à la peau cendrée et aux cheveux noirs. Du moins, pas dans mon souvenir. Peut-être aurais-je du prêter une oreille plus attentive aux histoires des anciens…

Les heures passèrent, et ils finirent par me laisser en paix. La foule se dissipa. On me donna quelques racines à grignoter, et un infect breuvage de céréales que je bus en grimaçant. Quand la nuit tomba, tous allèrent se coucher dans des tentes de peau tannée d’apparence bien fragile, mais qui semblaient malgré tout bien conserver la chaleur, à en croire les tenues légères que portaient ces drôles d’hommes avant de s’engouffrer dans leurs habitations respectives. La cage était assez grande pour que je puisse me tenir recroquevillé sur le sol. Malgré l’inconfort et la fraîcheur de la nuit, j’étais repu et je finis par m’endormir à mon tour.

C’est lui qui vint me réveiller. La chaleur de sa main posée sur mon épaule me sortit délicatement de ma torpeur. D’abord sans comprendre ce qu’il était en train de m’arriver. Puis je repris mes esprits. Brusquement, je me relevai, tournai la tête et découvris la plus belle chose que je n’avais jamais vu. L’aube allait poindre et les premiers rayons de soleil éclairaient sa peau de reflets mordorés. Sa crinière ambrée flottait légèrement sous l’effet de la brise matinale. Quand son regard tendre plongea dans le mien, je sentis mon cœur s’emballer et une étrange sensation de chaleur se réveiller dans mon bas-ventre. Il chuchotait. Tentait de me dire quelque chose. Bien entendu, je ne comprenais pas un mot de son étrange langage. Et pourtant, il répétait la même incantation en boucle. Précipitamment. Comme s’il y avait un danger. Nous restâmes ainsi dans l’incompréhension la plus totale pendant quelques instants. Puis il changea de stratégie. Il me désigna d’un geste de la main. Puis posa sa main sur sa poitrine. Et fit mine de la mordre. Plusieurs fois. Enfin, il montra un groupe de chèvres entassées dans un enclos de fortune. Puis me désigna à nouveau. Et je compris. Ils allaient me manger. Pris de panique, je lui jetai un regard suppliant. Affolé. Mes mains s’agitaient. Mes jambes flagellaient. Où étais-je donc tombé ? Qui étaient ces sauvages qui dévoraient les vivants ? Qu’on puisse festoyer de la chair d’un défunt pour s’imprégner de sa force était parfaitement compréhensible. Mais pourquoi diable manger un vivant ? Ces dieux mi-hommes mi-arbres n’étaient-ils donc que des sauvages ? Des êtres cruels déniés de respect pour la vie humaine ? De simples bêtes au langage sophistiqué ?

Il me calma d’un simple geste de la main. Et me fit signe de garder le silence. Sans que je puisse expliquer pourquoi, je décidai de lui accorder ma confiance. Son regard semblait sincère. Il s’éloigna d’un pas furtif et me laissa seul une poignée de minutes qui parut durer des heures. Terrorisé, je guettais les tentes de peau tannée, craignant d’en voir sortir une horde de villageois à la peau sombre, armés de lances et de flèches aiguisées. Et puis il revint, une lourde massue de bois et pierre à la main. D’un coup sec, il brisa un barreau de la cage, puis un autre. J’étais terrifié à l’idée que le bruit ne réveille ceux qui m’avaient désigné comme leur prochain dîner. Quand il eut brisé quatre barreaux, je pus m’extirper hors de la cage.

Sans une seconde d’hésitation, conscient du fait que chaque mètre parcouru me mettait un peu plus à l’abri de l’eau bouillante de la marmite, je me mis alors à courir vers l’orée de la forêt. Détalant comme un lièvre. Sans jeter le moindre regard derrière moi. Ainsi, je ne me rendis pas tout de suite compte qu’il m’avait suivi. Ses foulées légères étaient inaudibles sur le sol herbeux de la clairière. Ce n’est qu’après quelques minutes de course effrénée à travers bois que j’entendis les froissements de feuilles mortes dans mon dos et compris qu’il était toujours à mes trousses. Je m’arrêtai. Le souffle court. Et me retournai. Il était là. Sa lèvre supérieure retroussée par un large sourire, à peine entamé par l’effort. Il était vraiment l’être le plus beau, le plus massif, le plus racé que je n’avais jamais vu. Je reprenais mon souffle. Et son sourire ne fanait pas. Il tendit la main vers moi. Je crus d’abord qu’il attendait une récompense en témoignage de ma gratitude. Après tout, je lui devais sans doute la vie sauve. Je fouillai dans les plis de mon costume de chasse lui tendis le petit bijou d’os taillé que je gardais toujours sur moi. Je le tenais d’un oncle qui m’avait élevé comme son propre fils quand mes parents s’étaient retrouvés avec trop d’enfants pour pouvoir s’en occuper à eux seuls. Il sourit de plus belle, mais refusa d’un geste de la main. Il s’approcha de moi, si près que je sentis pour la première fois son parfum bestial. Il était si grand, je lui arrivais à peine jusqu’aux épaules. Il se pencha, huma ma tignasse blonde, puis passa un bras autour de ma taille. Ce ne fut que quand il m’embrassa le front que je sentis son sexe dur frotter contre mon ventre.

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