Chapitre 23 : Isgar pousse ses pions
Marie
Survivre plutôt que vivre… Ainsi pouvait désormais se résumer mon existence. Les hommes ont beaucoup souffert cet hiver et des centaines d’entre eux n’ont pas survécu. La majorité venait de notre communauté. Jamais nous n’avons cessé d’être source de suspicion tant vis-à-vis des humains que des vampires. De tous ces étrangers que j’ai croisé bien rares sont ceux ne s’étant pas défié de nous. Mes seuls moments de réconfort demeuraient ceux que je passais en compagnie d’Aliénor, son mari Thibaut et bien sûr Vivien. Mais ces moments étaient rares et toujours fugaces.
Le reste du temps variait entre le mauvais et le pire. A une exception près. Jusqu’à il y a peu tous les vampires feintaient un intérêt envers nous tout en adoptant un comportement qui ne laissait guère planer le moindre doute vis-à-vis de leurs réelles intentions. Toutefois, hier, un seigneur s’est joint à nous et semblait vraiment compatir à nos malheurs. Son armure était d’ébène, ses cheveux châtains et ses traits anguleux.
Nous étions en train de discuter au coin du feux avec les autres femmes après une dure journée de labeur, lorsqu’il vint s’installer à nos côtés. Déjà nous nous apprêtions à subir une nouvelle saillie de menaces tout juste voilées. Au lieu de cela il nous posa des questions, sur notre vécu, notre foi, les raisons qui nous avaient poussé à nous révolter et notre passé en général. Bien que méfiantes au départ, il avait le don de nous mettre en confiance. Nos langues se délièrent peu à peu et non seulement nous n’étions plus effrayées mais en plus nous passâmes là une des meilleures soirées que nous avions vécues depuis longtemps.
Ce seigneur Lev s’était véritablement intéressé à notre histoire. Il connaissait déjà notre foi pourtant, vers la fin de la soirée, au fur et à mesure que je l’observais, je réalisai qu’il ne nous disait pas tout ce qu’il pensait sur cette dernière. Il avait sans doute peur de nous vexer en remettant en cause nos sornettes mais il était pourtant rapidement devenu évident qu’aucune d’entre nous ne croyait plus en ce Dieu-Roi. Malgré cela, lorsque nous évoquions le nom de Renaud sur le ton tantôt de la rigolade, tantôt de la colère, il souriait d’un air énigmatique mais en aucun cas moqueur. La nuit fut longue et pourtant elle passa rapidement.
J’étais intriguée par ce vampire et ce matin, tandis que je nettoyais des vêtements, je le croisai avant l’éveil du camp et me permis de l’aborder. Arrivée devant lui je me rendis compte que je n’avais aucune idée de ce que je pourrai lui dire et que j’étais même en train de risquer ma vie en faisant preuve d’autant d’audace. Néanmoins il me regarda et laissa échapper un petit rire plein de bienveillance :
« C’est de nouveau vous Marie, que puis-je pour vous ? »
Entendre mon nom sortir de sa bouche me fit sursauter, néanmoins je repris mon calme. Du moins je fis comme si et lui demandai :
« Excusez-moi de vous importuner… Je… Je m’interrogeais sur notre discussion d’hier soir. Je veux dire… Vous… Vous vous êtes bien rendu compte que Renaud n’était qu’une idole, un compte pour enfants tout juste bon à nous envoyer mourir à la guerre… Alors… A quoi… A quoi rimait ces sourires tantôt gênés, tantôt amusés… Je ne saurai dire ce que vous pensiez à cet instant… Sans doute n’est-ce rien… Néanmoins j’ai eu l’impression que… »
Il continuait de m’observer et me caressa de son gant d’acier :
« J’ai des raisons qui seraient un peu longues à expliquer. »
Je ne pus m’empêcher d’afficher une certaine forme de déception mais il reprit aussitôt :
« Je pars en voyage ce matin, j’espère être de retour dans moins d’un mois, si cela vous intéresse toujours je serai ravi de vous raconter tout cela à mon retour ! »
A ces mots il s’en alla et je le vis au loin sceller son cheval. En cet instant j’étais aussi triste que lorsque je quittais mon fils pour le laisser à l’entrainement ne sachant guère quand et même s’il y aurait retrouvaille. Enfin… Il était inattendu de recevoir du réconfort venant d’autres personnes que mes proches et encore moins de vampires. Alors autant conserver ce souvenir comme un petit trésor au fond de mon cœur et ne pas en espérer davantage.
Lazare
Je m’interroge quant à ma nouvelle mission… Avec ces problèmes de ravitaillement notre armée est condamnée à faire du sur place et nul ne sait quand cette situation se prendra fin. Pour ne pas rester inactif il a été décidé que certains d’entre nous s’enfonceraient en territoire ennemi. Le but est d’entrer en contact avec les villes et villages humains ayant essuyé des « régulations de populations » comme ils appellent cela et de pousser tant les hommes que les seigneurs locaux à se révolter. Pour ce faire j’ai été envoyé avec cinq de mes plus proches compagnons vers la petite ville d’Ynichkmar le tout sous le commandement d’un vampire nommé Igor.
M’éloigner de mon régiment pour d’aussi basses besognes ne m’enchantait guère mais mon père a insisté pour « que je me couvre de gloire en prenant les villes par le verbe à défaut de la hallebarde ». Me voilà donc privé de combat et envoyé effectuer quelque chose que je n’ai jamais fait. On a beau m’avoir assuré que pousser les humains à la révolte ne serait guère différent que de galvaniser ses hommes durant la bataille, j’émets quelques doutes à ce propos. D’autant plus que si le seigneur local refuse de nous rejoindre je devrai inciter mes semblables à faire ce qui nous est reproché depuis des siècles : se révolter.
L’armée de la rédemption envoie donc ses officiers provoquer des soulèvements là où la soumission devrait être de mise. Ce voyage ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices, d’autant plus qu’Igor semble être l’archétype du vampire arriviste. Il a de toute évidence accepté cette mission en espérant quelque récompense à la clef. Sa sympathie pour nous autres humains dans le camp ne servait qu’à s’attirer les faveurs du roi et depuis que nous sommes partis il ne cesse de nous rabaisser et de nous assurer de son plus grand mépris.
Mes camarades et moi avions déjà eu à faire à l’antipathie des vampires mais ils étaient loin et nous ne les côtoyions pas directement. Ce n’était que quelques insultes ou menaces lancées à la volée. Ici nous vivons avec lui, nous marchons avec lui et nous apprêtons à effectuer une mission à haut risque sous son commandement. Si seule notre vie était en jeu cela serait suffisamment effrayant cependant cette mésentente toujours croissante menace même le succès de notre opération. Igor ne cesse de répéter : « Qui se poserait des questions si l’un d’entre vous venait à disparaître ? Cela fait tant de temps que je n’ai pas mangé d’humains… »
Comment obéir et suivre pareil chef ? Voilà deux jours que nous marchons en sa compagnie et nous nous méfions bien davantage de ce vampire que de n’importe quelle patrouille que nous pourrions croiser. Nous dormons ensemble et effectuons des tours de garde, en surveillant bien davantage ce qui pourrait venir de l’intérieur de notre cache que de l’extérieur.
Demain nous serons arrivés à destination et nous nous séparerons enfin. Nous devrons pousser les hommes à la révolte tandis qu’Igor devra persuader le comte d’Ynichkmar d’abandonner Valentyn… Entre les trajets où je crains pour ma vie en chaque instant bien plus que sur n’importe quel champ de bataille et la mission où je devrai potentiellement écrire une nouvelle page du livre des griefs que les vampires ont contre les humains, rien ne me satisfait ici. Cette nuit je tâcherai de rêver du jour où je serai de retour auprès de mon régiment.
Piotyr
Valentyn s’en est allé et Sussmar a retrouvé son calme… Mon bras me fait atrocement mal mais là est le prix pour pouvoir utiliser une créature telle que Natacha… Le sort du grand-duc est donc scellé et les désordres régnant en Ortov devraient prendre fin en notre faveur.
En attendant le roi m’a confié le soin d’Ina et m’a ordonné qu’elle se sente comme chez elle au plus vite. Ainsi après chaque réunion du conseil je me chargeais de lui faire visiter notre ville. Elle découvrit avec enthousiasme la salle des rois dans laquelle trônent en marbre blanc les statues des souverains d’antan, du plus méritant au plus impie. Nous descendîmes ensuite l’allée de la gloire afin de déguster quelques humains cuisinés par nos plus grands maîtres dans notre plus fameux établissement « La Curée ». Enfin elle passa des heures dans le parc aux milles fleurs au milieu des oiseaux et de ses dames de compagnie.
Ce faste semblait bien loin de son Ortov natal, il est vrai réputé pour sa pauvreté et son climat peu clément. Petit à petit, jour après jours elle prit ses habitudes et sembla s’épanouir dans notre beau pays. Cerise sur le gâteau elle semble tout à fait pieuse et ne manque jamais ni un office ni une prière. Il est triste de se dire que je connais mieux cette noble dame que son propre époux… Pourtant je suis sûr qu’elle trouvera grâce aux yeux de Valentyn. J’espère que cette guerre s’achèvera vite et qu’ils pourront écouler des jours heureux… Hélas je crains que nous n’en ayons encore pour un certain temps avant que mon vœu ne s’exauce.
L’armée oranienne demeure bien supérieure à la nôtre et nous ne sommes sauvés que par un immobilisme dont je peine à saisir les raisons. Pour ce qui est de notre situation intérieure le pontife Igor peine de plus en plus à conserver la paix du roi. Les massacres d’humains des débuts du règne de Valentyn commencent à produire leurs effets négatifs. Il nous est rapporté quelques révoltes d’esclaves et cette perte sèche de ressources humaines conjuguées avec la défaite de Rutor et les avances d’Anastasia envers certains de nos nobles déstabilisent notre arrière-pays. « Le bon temps de la reine Vassilissa » est sans cesse évoqué comme symbole de paix, de prospérité, de luxe et de richesse.
Enfin tout cela demeure anecdotique. Dans le pire des cas je devrai sacrifier encore un peu de ma chair afin de rappeler à ces hérétiques ce qu’il en coûte de s’opposer au roi. Quelle ingratitude tout de même : Il existe des vampires qui regrettent une usurpatrice et débauchée notoire en lieu et place d’un souverain pieux et droit qui n’a comme seul soucis que la gloire de Valass. Cela me dépasse.
En attendant je dois continuer à attiser les révoltes en Orania. Laissons le pontife s’occuper de nos tracas pour l’instant et faisons-en sorte que nos troubles ne soient que de petits vagues par rapport aux révoltes qui s’apprêtent à submerger Orania. La tâche s’avère cependant plus difficile que prévue. Le duc de Cracvonia semble mûr mais il a laissé presque toute son armée à Stanislas et il hésite à rentrer en guerre avec des forces réduites. La comtesse de Gamar a un cœur de femme et se refuse à toute violence. Le duc de Jourkalk est comblé de richesses et il semble qu’il soit plus cupide qu’honorable. Quant au seigneur de Sartov, il demeure fidèle et tient à racheter la réputation de son père. Il y a bien quelques petits comtes de moindre envergure qui seraient tentés par la révolte mais ils attendent de voir comment va tourner la révolte d’Ortov. Il est vrai que si même un royaume ne peut se soulever contre la tyrannie de Stanislas, nul ne le pourra.
J’entretiens donc ce petit feu qui brûle dans le cœur des moins couards et attends le plein succès de la révolte du nord pour l’attiser comme il se doit. En attendant le baron de Kirov, ministre de l’économie, et le duc de Kulmar préparent la campagne à venir. Nous nous échinons à racheter les mercenaires engagés par Orania grâce à tout l’or récupéré dans les palais de l’usurpatrice. Nous les payons deux fois le prix de nos ennemis et petit à petit nous nous renforçons d’autant que nous amputons les forces adverses. Valentyn et le marquis de l’est ont également d’autres projets quant à l’emploi du colossal trésor qu’il nous reste, notamment l’achat d’une flotte digne de ce nom. Avec l’arrivée des renforts venus d’Aartov, des soldats entrainés l’année dernière et de ces mercenaires ; notre armée devrait être en mesure de mener la vie dure aux forces oraniennes, de toute façon maudites car compromises avec les humains.
Il semble finalement que le grand-duc soit l’ultime fil auquel se raccroche ce faux roi pour ne pas perdre son royaume et il sera bientôt tranché !
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