Chapitre Unique
Et si c'était ainsi que ce long périple avait commencé ?
A m'enfoncer toujours un peu plus profondément dans la forêt à la recherche de ce geai bleu furtif, devenu fugitif de mon chagrin, qui n'est plus apparu à notre fenêtre depuis le jour où tu t'en es allée. Les yeux rivés vers un ciel rédempteur inatteignable, barré par les cimes des arbres touffus, j'ai pu cracher mon chagrin dans l'enchevêtrement des branches, des racines, des broussailles mais l'oiseau avait disparu.
Alors j'ai poussé plus loin, éperdu de toi. Sans toi, j'étais comme perdu, incapable de retrouver les chemins de la maison et du bonheur.
Ton père m'a demandé où je disparaissais toutes ces heures. Sans heurts, je lui ai répondu que je cherchais le geai dans lequel je retrouvais le bleu de tes yeux. Même résignés, les deux saphirs de ton regard n'ont jamais perdu de leur éclat, de leur acuité ou de leur douceur. Jusqu'à la fin, tu as laissé leur lumière irradier le monde. Comme tout me semble terne, hivernal maintenant.
Puis vint un jour où je débouchai sur une grande clairière marécageuse. J'y tombai à genoux, les mains enfoncées dans la tourbe jusqu'aux coudes. Je n'avais plus de larmes, il ne me restait plus qu'une sécheresse émotionnelle, un vide sensoriel et une furieuse envie de hurler. Sous ce ciel gris qui menaçait de pleuvoir sans que rien ne vienne, je me fis une promesse : si je n'étais pas capable de retrouver ce satané passereau, je chercherai ce bleu-là ailleurs dans la nature.
Tu aimais la montagne. Aussi partis-je sur les rives des glaciers alpins mais je n'y retrouvais pas la chaleur qui était la tienne. En Autriche, je fus impressionné et charmé par les lacs d'altitude mais je n'en tombai pas amoureux pour autant.
Tu aimais également la mer. Pour la variété de ses teintes, l'éventail de ses émotions. Du calme le plus plat aux tempêtes les plus dévastatrices, du turquoise de Tahiti au gris glauque d'Irlande. Je les ai parcourus, ces océans, en long, en large, en travers mais je n'ai jamais réussi à m'inscrire dans le bon tempo alors que nous ne faisions très souvent qu'un de corps et de coeur.
Une fois, en Provence, aux abords d'une petite vallée qui ressemblait à s'y méprendre au Grand Canyon du Colorado, j'ai rencontré une artiste peintre. Dans son atelier, au milieu des rouges, des ocres, des marrons, j'ai découvert, mal rangé, un cobalt. Elle m'expliqua que c'était une couleur qu'elle avait du mal à dompter, qu'elle ignorait comment elle pouvait l'accorder parfaitement dans l'un des paysages qu'elle esquissait sur ses toiles. Je crois que j'aurais pu l'aimer mais elle refusa, me voyant hanté, m'exhortant à ne pas renoncer à ma quête car des réponses m'attendaient encore au bout de la route. Elle glissa le tube de peinture dans ma main, comme une boussole pour un marin. Pour ne pas oublier.
Je me suis alors tourné vers les cieux, non pas pour prier mais pour me plonger dans l'infini cosmique à la recherche d'une nébuleuse ou d'une planète remarquable, unique. Je passai de nombreuses nuits, l'oeil dans le viseur de mon télescope, oubliant parfois de dormir. Un soir, apparut une petite bille d'un bleu presque électrique, sans scintillement, la géante gazeuse Neptune, à l'atmosphère de méthane. Au milieu de mon oculaire, elle semblait terriblement éloignée, inaccessible, me narguant presque. En dépit de sa beauté, de son immuabilité qui me touchaient, je ne pouvais rester car elle offrait trop de contraste avec ton énergie solaire, elle qui orbitait à plusieurs unités astronomiques de la Terre, dans le vide et le froid spatial, aux confins de notre système stellaire.
Des milliers de kilomètres ont défilé sous mes pieds, sous mes roues, sous mes ailes, sous ma rame. Des cités de Chefchaouen à Jodhpur, des carrières de marbre abandonnées au Portugal remplies d'eaux de pluie au lac bleu d'Hokkaido, des aras de Lear brésiliens aux graines de l'arbre du voyageur de Madagascar, j'ai vu d'innombrables trésors mais aucun ne me permit de me rapprocher de toi. Je vis nombre de splendeurs mais j'en oubliai beaucoup.
Puis, lors d'un après-midi pluvieux quelque part en Nouvelle-Zélande, assis contre un vieux pin, je fus assailli par des sanglots. Longs, terribles, accablants, mes mains jouant sans fin avec le tube de peinture couleur cobalt. Le but de ma quête n'était-il pas en train de m'échapper ? N'avais-je pas fui désespérément en avant, dans une recherche vaine et vide ? Que pourrais-je y changer ?
C'est à ce moment que je vécus ce que certains appelleraient une révélation. Non pas religieuse mais bien humaine, tout aussi lumineuse et riche. Un vieil homme apparut sur le chemin, à peu près aussi âgé que l'arbre contre lequel j'étais adossé.
"C'est drôle mais si vous cherchez ce bleu-là, vous pouvez en trouver dans la montagne juste derrière vous.
- Comment ça ? Je ne comprends pas.
- Venez, inutile de vous mettre dans cet état. Le plus simple, c'est encore que je vous montre."
Pour un vieillard, il marchait vite et je dus faire un effort pour ne pas me laisser distancer. En deux heures, nous gravîmes le flanc du pic pour nous retrouver avec une vue époustouflante sur la vallée. Sous un ciel immense, immuable, vierge de tout nuage, azur, s'étendait un lac presque parfaitement rond et un peu plus haut, sous un couvert de mélèzes jaunissants, s'étalaient dans des cercles des bouquets d'un champignon, exactement de la teinte que je cherchais depuis ce qui me semblait une éternité.
"Des entolomes de Hochstetter. C'est pour ça que vous êtes là ?
- Oui, je crois bien. A qui appartient ce terrain ?
- Hopewell Peak n'appartient à personne. A vrai dire, jeune homme, j'ai parfois dans l'idée de venir construire une cabane ici, au calme."
Il prononça ces mots avec un sourire complice, une lueur maline dans le regard. Je compris que ma quête arrivait à son terme, j'acceptais enfin ton absence éternelle et j'avais trouvé l'endroit parfait où chaque jour, tu te rappelerais à mon doux souvenir par l'intermédiaire de la nature où je pourrai continuer à chérir ta mémoire jusqu'à ce que moi aussi, je ne sois plus. Je compris aussi l'erreur que j'avais commise. Dans le deuil, je m'étais enfermé et, désemparé, je l'avais affronté seul.
Et, peut-être y avait-il des geais ?
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