Chapitre 2
- Tes yeux verts et sans éclat trahissent une nuit sans sommeil. Aurais-tu mal dormi, chevalier ?
Horrible avait prononcé ceci sur un ton moqueur. L’hybride, imposant personnage de plus de deux mètres se tenait entre le jeune aventurier et le tombeau de feu la fée Mélusine. Le soleil matinal jetait sur les lieux une intense lumière enflammée qui imitait presque les incendies qui hantaient les songes de son adversaire. Celui-ci, se pinçant les lèvres et sentant déjà son cœur battre la chamade dans sa poitrine à l’idée d’endurer un énième combat tenta de ne rien montrer de la peur qui l’habitait. Cela eut pour effet de faire rire Horrible aux éclats qui dégaina sa longue épée en orichalque rendue étincelante par les lumières de l’aube printanière. Il pointa cette dernière en direction de l’imbécile qui avait osé venir le défier devant la dernière demeure de sa mère de si bonne heure. Il continua alors toujours sur le même ton ironique et teinté de sarcasme :
- Tu aurais mieux fait de bien de reposer avant, Geoffroy de la Roseray, fils de roturiers.
L’intéressé secoua la tête, toujours aussi paniqué intérieurement devant ce colosse à l’armure dorée, aux longs cheveux sombres et dont le visage, aussi pâle que celui des fées, comprenait sur son front un troisième œil. Lui qui ne supportait déjà pas d'être fixé avec insistance en temps normal, se retrouvait maintenant non plus à la merci de deux yeux mais bien de trois. Il considéra alors rapidement cette créature impressionnante et maudit intérieurement Alexandre de Disbourg de l’avoir à nouveau envoyé se frotter à un tel danger.
Le jeune homme inspira alors profondément et sorti son épée de son fourreau, qu’il pointa vers l’être mi-homme mi-fée tout en étouffant quelques jurons en voyant combien sa lame tremblait légèrement. Il en était souvent ainsi avant les combats et la fatigue n’arrangeait en rien les choses. Même s’il avait pu profiter d’une nuit calme, le jeune homme n’en demeurait pas moins champion du tournoi des insomniaques.
- La Compagnie des Epices a mis une prime très importante sur votre tête, répondit laconiquement Geoffroy.
- Une prime, vraiment ? Tu me déçois…
Horrible, amusé par la témérité et la naïveté de ce trublion qui se permettait d’ainsi venir le défier, se mit à tourner lentement autour de lui.
- Hé ! Ne baisse pas ta garde ! se vexa le jeune homme.
- Et pourquoi pas ? plaisanta Horrible. Tu es dangereux ? Ha !
L’hybride cracha aux bottes de l’ancien chevalier avant de reprendre :
- Oh, ça oui, tu es dangereux mais pas avec une épée mon garçon. Je sais ce que tu es et ce que tu as fait. C’est même surement cela qui t’empêche de dormir…
Geoffroy ne quittait pas son adversaire des yeux, considérant tantôt sa belle lame en orichalque tantôt le mouvement de ses jambes.
- Pour ce qui est de dormir, tu devrais bientôt connaître le sommeil éter…
Horrible rit aux éclats, amusé par la répartie pitoyable de ce jeune margoulin venu le déranger devant le tombeau de sa mère.
- Trêve de bavardage ! ricana-t-il. Voyons voir si tu es plus doué avec une lame qu’avec les mots.
Sans prévenir, Horrible brandit sa grande épée dans les airs et fondit sur le brun. Le jeune homme parvint de justesse à parer l’assaut de son ennemi, ce qui lui permit au passage d’évaluer la force surprenante de cet hybride. Une puissance telle qu’il en avait presqu’été déséquilibré. À coup sûr, ça n’allait pas être une partie de plaisir.
Les lames des deux combattants s’entrechoquèrent plusieurs fois. Les bruits métalliques cette lutte bien matinale se mélangèrent quelques instants au chant paresseux des oiseaux au loin qui, depuis les branches, se moquaient bien du duel qui se déroulaient sous leur domicile d’écorces et de sève.
Horrible, tout en faisant danser sa belle épée d’orichalque vers le jeune homme qui parait ses assauts avec maladresse, continuait de glousser en constatant combien son adversaire était sur la défensive.
- Pathétique, asséna-t-il. Pas étonnant que le prince Éric d’Arduinna que tu étais supposé protéger soit déjà mort.
Geoffroy se recula, sentant déjà des perles de sueur ruisseler sur son front.
- Tu veux le rejoindre ? cracha-t-il. Je suis là pour ça…
- Tu es là pour remplir un contrat. Toi qui étais au service de la famille royale d’Arduinna, te voilà maintenant au service de vulgaires marchands qui pillent et s’accaparent toutes les beautés d’Esoteria sans aucun scrupule. En fait, je n’en attendais pas moins d’un fils de roturiers.
- Il suffit, grogna Geoffroy qui tenta de frapper son ventre de la pointe de sa lame.
Horrible dévia le coup à l’aide de son épée et l’arme du jeune brun s’en alla s’échouer dans les hautes herbes couvertes de rosée. L’ancien chevalier étouffa quantité de jurons et roula au sol pour tenter de la ramasser. À peine ses doigts effleurèrent-ils la garde de son arme qu’il sentit la botte d’Horrible rencontrer violement sa mâchoire.
Le malheureux, à la bouche désormais ensanglantée, tomba sur le dos en émettant un long râle tandis qu’il sentait déjà les doigts d’Horrible le saisir par le col de sa cape et le traîner vers le tombeau.
L’infortuné aventurier tentait de se débattre, se tortillant de tous les côtés et se sentant presqu’humilié d’être ainsi malmené. Horrible le tirait sur le sol tel un meunier puant tirant derrière lui son grossier sac de farine.
- Lâche-moi ! beugla Geoffroy.
- Sinon quoi ? ricana Horrible sans cesser de le traîner sur le sol à l’aide de sa force surhumaine. Tu vas te changer en dragon et me rôtir ? Oh, oui, fais-moi le plaisir d’avoir au moins un vrai combat…
- C’est pas drôle !
- Ce qui va être drôle, ça va être de te broyer le crâne sur l’Autel des Offrandes Pourpres.
- L’Autel des Offrandes Pourpres ?
L’ancien chevalier se pinça les lèvres. Le nom de cet autel ne présageait vraiment rien de bon. Horrible l’avait à présent emmené dans les entrailles du tombeau des fées. Quelques sarcophages craquelés et statues poussiéreuses se trouvaient alignés de chaque coté du passage ombrageux qu’Horrible faisait emprunter de force à Geoffroy.
Après un instant qui parut être une éternité à Geoffroy, l’hybride relâcha son otage et pointa du doigt une épaisse et austère table de pierre qui se trouvait non loin d’un sarcophage plus gros que les autres.
- Sois gentil, pose ta tête sur l’autel, Geoffroy, fils de roturiers, cracha Horrible. Ton sang apaisera au moins le sommeil de ma mère et toi tu dormiras pour toujours.
- Du sang pour apaiser le sommeil des morts ? s’étrangla Geoffroy. Blasphème, supersti…
La botte d’Horrible embrassa de nouveau son visage avec violence.
- Ferme-là !
Sonné, le chevalier porta sa main à sa mâchoire tentant d’éponger le sang qui lui maquillait la bouche avec un coin de sa cape.
- Attenfion, ve connaît des perfonnes haut plafées, tenta Geoffroy.
Horrible pouffa :
- Tu vas surtout connaître mon marteau de guerre.
L’hybride venait en effet de se saisir d’un terrifiant marteau d’armes qu’il approcha de façon menaçante de l’aventurier. Comme pour le provoquer, il caressa la joue de son futur sacrifice avec l’extrémité de son arme. Geoffroy déglutit en sentant l’acier de la mort effleurer sa peau.
- Ta tête sur l’autel, susurra Horrible.
- D’accord, d’accord, se résigna le jeune homme.
Il rampa presque jusqu’à l’autel en question, se sentant aussi sale que pitoyable. Il soupira en s’agenouillant devant cette morbide table de pierre. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Il n’aurait pas de seconde chance. Il lui faudrait faire vite. L’erreur n’était pas une option.
- Ta joue contre l’autel, ordonna Horrible.
Geoffroy s’exécuta, regardant du coin de l’œil cet être mi-homme mi-fée soulever l’imposant marteau de guerre.
- C’était un plaisir de t’avoir connu, Geoffroy, fils de rotu…
Mais le sacrifice ne le laissa ni finir sa phrase ni son œuvre macabre. Saisissant la dague qui se trouvait encore attachée à sa ceinture, l’ancien chevalier se hâta de l’enfoncer dans le flanc de son ennemi. Celui-ci laissa échapper un cri aussi affreux que son nom.
Horrible injuria longuement Geoffroy qui utilisa le peu de forces encore en lui pour s’éloigner de l’imposant personnage qui se mit alors à faire rageusement tournoyer son marteau autour de lui. Le jeune homme, seulement armé de sa dague tentait d’esquiver au mieux les assauts dangereux d’Horrible. Il ne pensait plus qu’à une chose : fuir. Fort malheureusement, le furieux personnage lui obstruait le passage.
Le marteau de guerre dansait dans les airs, manquant plusieurs fois d’heurter l’épaule du jeune homme qui par quelques maladroites pirouettes tentait d’éviter les assauts de l’hybride blessé. Geoffroy se recula épuisé jusqu’au sarcophage de la fée Mélusine sur lequel il s’appuya. Horrible tenta dans un ultime assaut de fracasser le crâne de l’aventurier. Celui-ci s’esquiva de justesse et la massive arme de guerre s’abattit avec grand fracas sur la tombe, éventrant cette dernière et révélant son funeste contenu.
- NON ! s’étrangla Horrible en lâchant son marteau au sol.
L’hybride se rapprocha de son méfait profanatoire et – à la grande surprise de Geoffroy – se mit à sangloter :
- Maman ! Maman ! Mais qu’est-ce que j’ai fait ?!
Une grimace de confusion se dessina sur le visage de Geoffroy qui bien que consterné se rapprocha avec prudence.
- Maman, continuait de se lamenter Horrible. Maman… non ! Je suis désolé, je suis déso…
Horrible n’avait pas pu se plaindre davantage. Ce ne furent plus des flots d’excuses qui sortirent de sa bouche lorsque la dague de son adversaire se logea entre ses omoplates. Seulement quelques giclées de sang qui furent crachées sur le crâne poussiéreux et indifférent de ce qui avait été autrefois la belle fée Mélusine.
Le colosse s’effondra dans un bruit sourd aux pieds de Geoffroy qui, animé par une curiosité malsaine, se pencha par-dessus la tombe éventrée pour observer le squelette féérique. Il n’était pas différent de celui d’un humain. Le jeune homme soupira. Dommage, il s’était attendu à ce qu’au moins les dépouilles de telles créatures brillent dans le noir ou quelque chose comme ça.
Il dirigea ensuite son regard vers les trois yeux d’Horrible. Ces derniers étaient laiteux, déjà voilés par l’ombre de la mort. L’aventurier se détourna, chercha du regard l’épée en orichalque d’Horrible et se hâta de quitter ces lieux aussi obscurs que morbide, nullement mécontent de retrouver la quiétude des bois et la lumière du soleil.
Humant le parfum matinal de la forêt avec la sensation du devoir accompli, il porta néanmoins sa main à son cœur qui battait encore la chamade dans sa poitrine. Ce combat n’avait pas manqué de faire monter en lui une adrénaline terrible et il tentait de se concentrer sur autre chose que sur les derniers instants passés avec ce fou furieux d’Horrible.
Il laissa ses yeux s’évader sur les longues et souples branches des saules pleureurs qui dansaient autour de lui, agitées par une faible brise porteuse d’odeurs aussi sauvages qu’agréables où l’on pouvait retrouver quelques notes de pin et de baies.
Il sursauta cependant lorsqu’il entendit au loin un cri des plus affreux et murmura quantité de jurons blasphématoires en se retournant avec prudence. Si les forêts d’Esoteria étaient plus belles que celles de l’Arduinna, elles demeuraient néanmoins plus dangereuses et plus animées…
Le jeune homme sentait le sol trembler sous ses pieds. Il remarqua alors au loin une silhouette imposante courir vers lui. Une silhouette qu’il aurait reconnu parmi tant d’autres et que ne faisait nul doute sur la race à laquelle appartenait la créature qui fonçait à présent vers lui.
- Oh non…, grommela l’ancien chevalier qui ne se sentait pas du tout en état de sa battre. Un ogre…
Il avait déjà été confronté à ce genre de créature disgracieuse par le passé. Plus ou moins sept années plus tôt, alors qu’il n’était encore qu’un écuyer au service de la famille royale d’Arduinna, un ogre avait pénétré dans la roseraie royale avec la malicieuse intention d’y voler des pommes d’or. Geoffroy, qui était alors présent sur place, avait été contraint de l’affronter et il avait bien failli y passer. C’était l’aide de Naménielle, la magicienne qui vivait dans ces jardins merveilleux à l’époque, qui lui avait apporté l’assistance nécessaire pour terrasser la monstrueuse créature. Cet exploit avait impressionné le Roi Donat et le Prince Éric. Il avait alors été anobli chevalier…
Il se ressaisit très rapidement en secouant la tête tandis qu’il s’était presque perdu dans ses pensées et dans son passé. Il pointa vers le monstre la lame d’Horrible, murmurant quelques prières à Dendria. Son épée tremblait nerveusement. L’aventurier ne se sentait pas du tout prêt pour ce nouvel affrontement.
Pourtant, comme si la divinité avait été réceptive à son souhait, l’ogre s’écroula lourdement au sol, atteint dans le dos par une lance. Arme de jet qui appartenait à…
- Des impériaux, souffla Geoffroy en se faufilant derrière l’épais tronc d’un chêne centenaire pour écouter le son métallique des pas de plusieurs soldats de l’Empire se rapprocher de leur grotesque victime.
L’ogre agonissait bruyamment tandis que les sbires impériaux se rapprochaient de lui. Geoffroy s’osa à observer discrètement la scène. Le monstre tenta de se relever en émettant un râle des plus sinistres mais il fut aussitôt achevé par la hache d’un des soldats.
Des « soldats ». Pour autant qu’on pouvait appeler ces choses des « soldats ». Il ne s’agissait ni plus ni moins d’armures animées par une magie des plus obscures, ce qui épargnait à l’Empire d’Estotiland de nourrir et payer des hommes en chair et en os.
Selon certaines rumeurs, il se disait que ces armures avaient été rendues « vivantes » par quelques étranges rituels impliquant des feux follets, sans certitude. Les forges impériales gardaient bien leurs secrets et il n’existait à la connaissance de Geoffroy pas d’autre armée de ce type dans tout le monde de Titania.
Retenant sa respiration, le jeune homme se demandait ce que les impériaux étaient venus faire aussi loin de leurs terres. Quelques clameurs de bataille au loin – ou plutôt de massacres impitoyables – lui indiquèrent que ces maudites armures enchantées étaient venues dans les terres d’Esoteria pour y accomplir ce qu’elles savaient faire de mieux : tuer.
Dans quel but ? Geoffroy ne voulait pas le savoir. Depuis tout petit on lui avait appris que l’Empire d’Estotiland était l’une des nations les plus dangereuses de Titania avec laquelle il ne valait mieux pas s’attirer des ennuis. Il attendit alors que les armures se soient désintéressées de leur victime grassouillette pour se faufiler en toute discrétion à travers les futaies, tandis que ses narines détectaient une certaine odeur qu’il ne connaissait que trop bien : celle du feu et de la cendre.
Il lui fallait à présent regagner l’île de la Principauté d’Antillia en un morceau pour remettre à la Compagnie des Epices la preuve que sa mission avait été accomplie avec succès : l’épée d’Horrible.
Et tandis qu’il longeait de pitoyables huttes en torchis incendiées, il sursauta lorsqu’il sentit quelque chose agripper sa main. Il s’agissait d’un petit Kobold. Celui-ci, sans doute un enfant au vu de sa très petite taille et de ses traits fins, semblait l’implorer de l’aider. Il était sans doute l’un des rares survivants du carnage qui avait eu lieu dans ce petit hameau aux maisons disgracieuses.
Il observa un instant les yeux de l’enfant à la peau verte puis, comme à son habitude, détourna le regard avant de se dégager de son emprise. Le très jeune Kobold manqua de trébucher tant son geste avait été brusque.
- Je ne suis plus chevalier, siffla-t-il. La veuve et l’orphelin, c’est terminé.
Se pinçant les lèvres peu fier de sa dernière réplique, il se hâta de quitter les lieux, laissant derrière lui la petite créature confuse qui voyait là son dernier espoir s’enfuir dans les buissons.
La créature enfantine n’entendait maintenant plus que le crépitement des flammes dévorant le village de son enfance et les pas métalliques de ces armures magiques et vicieuses se rapprocher. Leurs corps de fer aussi froid que la mort étaient déjà visibles.
L’enfant tenta de se relever pour s’enfuir mais à peine se mit-il à courir qu’une des armures animées le bouscula avec violence contre le sol. Le petit Kobold sentit tout l’air de ses poumons lui échapper et se retourna pour faire face à un être entièrement recouvert de métal, portant les armoiries de l’Empire sur son plastron et dont il était impossible de déceler toute forme de regard dans les fentes de son casque. Seules quelques flammèches d’un bleu glacial semblaient s’en échapper de temps à autre.
L’armure se pencha sur le petit Kobold pour s’assurer qu’il n’était pas hostile tandis que ses pairs apportaient déjà de quoi l’enchaîner. Attaché, le nouveau prisonnier jeta une dernière fois un œil aux restes de son village qui, à l’instar des forêts alentours et de la tombe de Mélusine un peu plus tôt, avait été profané.
Mais jusqu’à quand les profanateurs restaient-ils impunis ? Sans doute n’aurait-il jamais la réponse à cette question…
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