Chapitre 6

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L’ambiance était des plus festives à Antillia en cette journée printanière. Comme chaque année, la principauté insulaire célébrait le jour de sa fondation. Cette dernière remontait à loin. La magnifique cité avait en effet été construite plusieurs millénaires auparavant par le prince Régis, un jeune seigneur atlante dont le trône avait été usurpé par un certain Salazar qui avait pris le pouvoir dans la cité d’Atlantis. Tous les habitants d’Antillia connaissaient ce mythe fondateur.

En l’an -5298 avant la Chute de l’Atlantide, le roi atlante qui régnait à cette époque, Caleb VI, avait été ensorcelé par les Nains qui, avides de pouvoir et de richesses, étaient parvenus à l’utiliser comme une vulgaire marionnette afin que celui-ci leur autorise une totale et libre exploitation des nombreuses mines d’orichalque présentes sur l’île.

La supercherie avait alors été découverte par Salazar, l’un des plus proches conseillers du roi. Ledit conseiller avait alors été contraint d’assassiner son propre souverain pour ensuite prendre le commandement de l’Atlantide et lancer contre les Nains une expédition punitive qui s’était traduit en un véritable génocide.

Ce qui était aujourd’hui connu sous le nom de guerre atlanto-nanique s’était soldé par une victoire écrasante du peuple atlante qui s’était alors lancé dans la colonisation sanglante des mines de leurs ennemis. Ces derniers avaient été purement et simplement exterminés.

Cependant, malgré ce début de période prospère, le fils légitime de Caleb VI, le prince Régis, avait sommé Salazar de lui rendre le trône. L’Atlantide n’avait ainsi pas tardé à être divisée en deux camps : celui des partisans de Salazar et celui des Loyalistes, qui réclamaient que le trône revienne au prince Régis.

La guerre civile qui s’ensuivit avait rapidement essoufflé les troupes du prince Régis qui, après une succession de défaites, s’était résigné à s’exiler avec ses fidèles sur une île fertile et ensoleillée qui se trouvait non loin de sa terre natale.

Ainsi avait été fondée Antillia. Le prince Régis, connu aujourd’hui sous le titre de Régis le Fondateur, s’était alors proclamé prince d’Antillia. Prince et non roi… En effet, Régis avait déclaré qui si ses héritiers souhaitaient prétendre au titre de roi, il leur faudrait d’abord arracher l’Atlantide des mains des usurpateurs qui la gouvernaient. Une telle initiative n’avait été tentée qu’une seule fois.

En effet, quelques siècles après la fondation d’Antillia, le descendant de Régis, le prince Jean, avait tenté de créer une puissante flotte de navires pour envahir l’Atlantide. Il lui avait fallu couper de nombreux arbres pour y parvenir et il s’était ainsi frotté à la résistance de certains marginaux vivant dans les rares bois de l’île. Ces derniers, menés par Robin des Bois, étaient parvenus à éliminer le prince belliqueux lors d’un assassinat pour lequel ils avaient reçu le soutien matériel du roi atlante Richard le Rusé.

Le prince Jean étant décédé sans laisser d’héritier, le trône d’Antillia était alors revenu à sa sœur : la princesse Marianne d’Antillia, sur qui Richard le Rusé avait fait pression pour lui faire épouser Robin des Bois. Le roi atlante avait en effet menacé la princesse d’assiéger l’île si celle-ci refusait la main de Robin.

Cette démarche avait beaucoup amusé le roi Richard qui, par ce mariage arrangé, était parvenu à « souiller » la lignée d’Antillia en unissant la princesse à un vagabond sans noblesse tel que ce Robin des Bois.

Depuis, la cité principautaire avait préféré investir dans l’éducation et dans la philosophie plutôt que dans l’armement militaire, même sil elle avait souvent été la cible d’assauts de divers pirates venus de Libertalia.

La princesse actuelle, Clarence d’Antillia, s’inscrivait dans ce pacifisme qui aujourd’hui collait à la principauté.

Depuis le balcon de son palais, la jeune princesse, avec ses cheveux bruns soigneusement noués en un chignon des plus complexes, saluait la foule de lents gestes de la main. Une main garnie de bagues étincelantes qui contrastaient avec le gris terne de ses yeux.

Une brise légère faisait danser les pans immaculés de sa robe de cérémonie. Autour d’elle, les riches magistrats de la cité ainsi que quelques conseillers de haut rang. Tous étaient vêtus de belles toges et parés de merveilleux bijoux.

Autant de richesses qui se mariaient parfaitement bien à la joie précieuse qui animait les citoyens venus profiter des festivités. L’impressionnant cortège militaire d’Antillia défilait fièrement sur la large avenue reliant le port au palais principautaire.

Dans les rues qui se trouvaient aux alentours, de joyeux forains, venus de toutes les contrées de Titania, exposaient fièrement dans leurs cages des créatures fantastiques devant lesquels les enfants d’Antillia s’émerveillaient. Cocatrices, matagots, chupacabras... il y en avait pour tous les goûts.

Sur une place située non loin, l’un des nombreux camelots venus sur l’île pour l’occasion exposait fièrement une salamandre qui, selon ses dires, avait été capturée sur la terrifiante Île des Dragons. Si les jeunes gens de la cité l’observaient avec fascination, ils ignoraient pourtant quel danger rôdait non loin.

Aux musiques joviales et folkloriques des ruelles d’Antillia se mélangèrent très vite une série de cris de terreur suivit d’un terrible rugissement. Rugissement qui ne manqua pas d’attirer l’attention de la princesse Clarence qui, se figeant quelques instants, considéra le ciel et se pinça les lèvres en y apercevant une ombre ailée cacher le soleil.

Choquée, elle se tourna alors vers ses gardes :

- Qu’est-ce que c’est que ça ?! s’écria-t-elle.

La bouche du soldat le plus proche d’elle forma un « o » de surprise lorsqu’il se protégea les yeux pour observer les cieux.

- Majesté, c’est… c’est… commença-t-il à bégayer.

- UN DRAGON ! cria l’un des magistrats en désignant la bête d’un index tremblant. C’est un dragon !

Comme pour confirmer ses dires, un nouveau grondement se fit entendre et la foule paniquée se mit à émettre un concert de hurlements terrifiés. Très rapidement, un vacarme chaotique succéda aux festives mélodies de la Fête du Soleil et la foule sous le balcon se mit à bouger dans tous les sens.

L’avenue qui faisait face au palais était devenue un véritable champs de bataille. Citoyens, étrangers et soldats se bousculaient et se piétinaient dans l’espoir d’échapper au courroux de cet invité indésirable venu du ciel.

Le trouble-fête responsable de cette agitation, grand reptile ailé aux écailles d’un vert foncé, fonçait à présent vers la demeure de la princesse Clarence. Ses yeux jaunes et pétillant de magie aperçurent ce pourquoi il était venu : la souveraine d’Antillia.

Celle-ci croisa d’ailleurs brièvement son regard. Elle se pinça les lèvres et se recula tremblante, comprenant que cette créature n’était pas là par hasard. Elle se colla alors contre le garde le plus massif et l’implora :

- Il est là pour moi ! Il est là pour moi ! Faites quelque chose.

Albert, bien qu’il servait les hallebardiers d’Antillia en tant que capitaine depuis plus d’une vingtaine d’années, semblait perdu. Il n’avait jamais été préparé à pareille situation. Il tenta alors de se ressaisir et tonna à ses hommes :

- Aux balistes. Bougez-vous. Aux balistes !

Le capitaine s’osa alors à attraper la princesse par la main :

- Suivez-moi, altesse. Il faut vous mettre en sécurité.

La princesse Clarence arqua un sourcil en sentant combien la main d’Albert était tremblante. D’ailleurs, le capitaine semblait peu sûr de lui. Et tandis qu’elle se laissait entraîner par celui-ci dans les couloirs du palais, elle s’osa à lui demander :

- Capitaine ? Vous aviez déjà terrassé un dragon par le passé, pas vrai ?

Ledit capitaine s’arrêta dans sa course et se tourna vers sa suzeraine, rouge comme une tomate :

- A vrai dire, j’ai terrassé en duel un pirate pyromane qui se faisait appeler « Le Dragon », altesse…

La princesse soupira, exaspérée tandis qu’à l’extérieur le vacarme provoqué par l’arrivée de ce dragon gagnait en intensité. Se firent alors entendre des plaintes de détresse qui très clairement affirmaient :

- Au feu ! Au feu !

Le dragon, qui s’était posé devant l’imposant palais d’Antillia, n’avait pas hésité à se cacher derrière d’épaisses et dangereuses vagues de flammes pour protéger sa gueule des carreaux des rares arbalétriers qui osaient l’agresser.

La créature aux narines fumantes ricana en flairant la panique qui habitait les soldats assez téméraires qui voulaient lui bloquer le passage. Avançant vers ces impudents hallebardiers qui se dressaient devant lui, il lança d’une voix grave et inhumaine :

- Dégagez. Et je penserai peut-être à ne pas vous rôtir.

Plusieurs des hallebardiers se figèrent alors un instant. C’était la première fois qu’ils entendaient un dragon… et la première fois également qu’ils en apercevaient un pour de vrai.

La plupart, considérant la menace que venait de prononcer cet être immense au crâne garni de deux paires de cornes tordues, ne se firent pas prier et lâchèrent leurs armes avant de détaller pour se fondre dans la foule paniquée.

D’autres, pas moins terrifiés mais plus curieux, s’osèrent à considérer ce monstre qui était venu s’en prendre à la princesse Clarence. Certains regardaient avec fascination la draconite rouge incrustée dans la poitrine de l’animal extraordinaire. Il s’agissait de joyaux légendaires et extrêmement rares. Ces pierres, prisées par les alchimistes, n’étaient trouvables que dans le crâne de ces créatures et parfois sur leur poitrine. En acquérir une impliquait ainsi de terrasser pareil monstre…

Enfin, une poignée de fidèles et de preux guerriers se dressèrent devant le dragon. L’un d’eux s’avança vers la menace ailée en bombant le torse et en brandissant son épée :

- Vous n’êtes pas la bienvenue ici, maléfique créature. Allez-vous en ! Ou vous subirez le courroux d’Hydrion, notre protec…

Le malheureux n’eut hélas pas le temps d’achever sa phrase que le dragon le balaya violemment de sa patte droite, l’envoyant heurter les roues d’une chariote posée non loin et dont le contenu avait déjà pris feu.

- Alors ? se moqua le dragon. Où est votre dieu ?

Les quelques soldats restant se jetèrent alors vers lui avec frénésie, hurlant à qui voulait l’entendre leur amour pour Antillia, pour l’honneur et pour la princesse. Autant de déclarations héroïques qui furent brusquement interrompues par d’aveuglants jets de flammes.

Son méfait incendiaire accompli, le dragon secoua la gueule, comme exaspéré, puis regarda derrière lui. Depuis l’autre bout de l’avenue accouraient vers le palais plusieurs colonnes de hallebardiers. Sur les remparts, de nombreuses balistes pointaient déjà dans sa direction.

Et un peu partout dans les ruelles adjacentes, la population paniquée tentait d’échapper aux griffes des nombreuses créatures qu’il avait libéré en semant le chaos autour de lui.

Toute cette agitation n’avait décidément rien à voir avec le calme qu’il avait l’habitude d’apprécier en tant qu’humain. Toutefois, même s’il restait pleinement conscient de qui il était et de ce qu’il faisait quand il se changeait en dragon, Geoffroy avait tendance à se montrer plus impulsif et plus brutal sous cette forme. C’était un peu comme si ses pouvoirs le libéraient de toutes les limites qu’il se fixait ou s’imposait en tant normal.

La liberté, c’était peut-être la seule chose qui lui plaisait lorsqu’il se métamorphosait. Cette même liberté dont ses larges ailes demeuraient les fidèles ambassadrices. Si elles pouvaient lui permettre d’explorer les endroits qui lui étaient inaccessibles quand il était humain, ses pouvoirs, eux, lui offraient le luxe de ne pas avoir à se soucier des dangers qui l’entouraient. Pis encore, ces derniers semblaient l’inciter à se libérer des responsabilités qu’il s’imposait parfois, à prendre son envol par rapport à ses regrets du passé : illustrés par les interdits qu’il avait dû endurer.

En effet, ses parents avaient refusé qu’il devienne Paladin. Des pirates l’avaient retenus captifs une longue année sur leur île de débauche. Le Roi Donat l’avait banni de la Garde Royale d’Arduinna, lui interdisant de remettre les pieds dans la capitale.

Enfin, on lui avait interdit de mener une vie paisible avec Naménielle à la Citadelle Enchantée, cette dernière ayant été assiégée par des seigneurs paranoïaques.

Au moins, de tels pouvoirs avaient le mérite de lui rappeler que sous cette forme, rien ne lui serait interdit, rien ne pourrait lui arriver, même si, bien souvent, quand il redevenait humain, il n’était pas très fier des méfaits qu’il avait accompli.

Certes, il restait le même quand il se changeait en dragon, la politesse, la maladresse et la peur en moins. Mais il y avait toutefois une chose qu’il ressentait intensément lorsqu’il se métamorphosait : l’appétit. Et pas n’importe quel appétit. Un appétit pour l’or, pour les joyaux, pour les trésors…

Et tandis qu’il jubilait en s’élançant vers le luxueux palais de la princesse Clarence, il ne gardait en tête qu’une chose : le fait que le succès de sa mission lui permettrait d’arriver au plus précieux des trésors : Naménielle.

Et ce trésor, personne ne pourrait l’empêcher d’y accéder. Il était un dragon. Personne ne pouvait lui faire face. Cette mission serait très vite couronnée de succès.

Pourtant, le dragon qui se considérait invincible n’avait pas noté qu’une salamandre bien furieuse se dirigeait elle aussi vers le château...

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