Chapitre 8
Une confusion totale régnait dans les rues de la cité d’Antillia. L’esprit festif avait laissé la place au chaos. Citoyens apeurés et hallebardiers désemparés courraient dans tous les sens. La plupart espéraient échapper aux terribles basajaunak qui ne se privaient pas de malmener les citoyens innocents qu’ils croisaient. D’autres, quant à eux, se dirigeaient vers les fontaines et autres puits de la ville pour y chercher de l’eau dans l’espoir d’arrêter les quelques débuts d’incendie qui avaient été provoqués par le dragon.
Celui-ci avait grandement choqué les habitants de la principauté en s’échappant du palais avec la princesse Clarence. Certains religieux imploraient la miséricorde de leurs dieux. Les plus pieux s’étaient regroupés sur la place des Océans pour demander à Hydrion de leur rendre leur suzeraine et de mettre fin à l’agitation violente qui sévissait dans leur noble cité.
Agitation dans laquelle s’était perdu Hector. Se frayant un chemin dans une foule désordonnée et effrayée, le doyen du sénat impérial tentait tant bien que mal de rester stoïque. Il avait perdu de vue Jules, son assistant, ainsi que les Silenciaires, ces repoussantes armures enchantées qui étaient chargées de l’escorter dans ce qui devait être, de base, une simple visite diplomatique.
Ladite visite avait néanmoins pris une toute autre tournure. Le doyen en était à progresser dans ce qui ressemblait à une scène de guerre. Dans sa barbe, le vieillard ne cessait de maudire et d’injurier l’archichancelier qui lui avait imposé ce voyage cauchemardesque. Hector se promit qu’il sermonnerait comme jamais le numéro deux de l’Empire une fois qu’il serait revenu à Londragon, la capitale impériale. Encore lui fallait-il revenir…
L’enjeu était maintenant de rejoindre le port sans tomber sur l’une des nombreuses créatures des forains qui étaient parvenues à s’échapper dans cette folie. L’avenue qu’il avait emprunté était noire de monde. Ses pavés, par endroits, étaient rouges de sang. Le vénérable vétéran compris que des hommes sauvages n’étaient pas loin. Il risquait soit d’en croiser un, soit de finir piétiné par une foule animée par la détresse.
Ses yeux gris et encore vifs aperçurent l’entrée d’une petite ruelle à quelques mètres. Il s’agissait d’un détour, certes, mais peut-être arriverait-il au moins à rejoindre en un seul morceau le pont de son navire. Il bouscula les quelques badauds agités qui lui obstruaient le passage.
Il atteignit enfin l’étroite allée et soupira de soulagement avant de pousser un long râle d’exaspération. Il porta sa main à sa poitrine. Son vieux cœur y battait la chamade. Il n’avait décidément plus l’âge pour ce genre de chose… D’ailleurs, son dos commençait à le lui faire comprendre. Il grogna, agacé, et progressa dans la petite ruelle. Il aperçu un corps allongé quelques mètres plus loin et s’en approcha. Il grimaça en reconnaissant Jules. Le jeune blond était livide. Ses yeux étaient voilés par la mort et du sang maquillait sa poitrine autour d’une large blessure.
Le vieil homme siffla agacé. Son assistant avait eu la même idée que lui. À en juger par son état, il s’agissait d’une bien mauvaise idée… Comme pour le lui confirmer, une silhouette encapuchonnée le fixait depuis le bout de la petite allée.
- Ôtez-vous de mon chemin, malandrin, cracha Hector. Je suis Hector Magnarelle, doyen du sénat impérial d’Estotiland.
- Je sais qui vous êtes, répondit le mystérieux individu d’une voix froide et traînante.
Le vieil homme se redressa et bomba le torse, avant de le pointer d’un index accusateur.
- Je vous préviens, un attentat contre ma personne vous vaudra les pires sévices. L’Empire ne laisse pas impunis ceux qui osent s’en prendre à son autorité.
- Vraiment ? ricana l’inconnu tout vêtu de noir. Et où est votre puissant empire en cet instant même, Hector Magnarelle ? Vous êtes seul…
Hector arqua un sourcil. Cette voix. Cet accent… L’étrange personnage étouffa un rire glacial en continuant de s’avancer vers le sénateur désarmé. Il dégaina une longue épée en orichalque. Une faible lumière blanche émanait de sa lame et de précieux diamants étaient incrustés dans sa garde. Durandal… Cela ne pouvait être que…
- Vous, grinça Hector.
L’homme à l’épée ôta sa capuche et esquissa un sourire mauvais.
- Moi, confirma-t-il. Je vois que la sénilité ne vous ronge pas encore l’esprit, malgré votre âge, Hector.
Le sénateur continuait de fixer l’arrogant et grossier personnage avec mépris. Il le toisait presque. L’ancien centurion qu’il était s’interdisait de reculer.
- Quel dommage, continua l’homme à l’épée. Hector Magnarelle, le vaillant guerrier qui était parvenu à défier les Wendigos et les hommes de la Bannière Rouge dans les froides rues de Décembria, mort assassiné lors d’une fête dans une petite ruelle sans histoire de la pacifiste et chaleureuse Antillia.
- « Assassiné », siffla Hector en s’avançant vers l’homme pour coller son front ridé contre le sien. C’est tout ce que vous êtes, un vulgaire assassin de pacotille. Vous ne méritez point d’être…
Seuls quelques gargouillis s’échappèrent par la suite de ses lèvres tremblantes. Durandal venait de transpercer son ventre. La pointe de l’épée magique était apparue dans le dos d’Hector qui après quelques suffocations s’écroula lourdement au sol.
L’assassin retira sa lame du corps de sa victime et frotta quelques instants cette dernière sur un pan de sa cape de ténèbres en marmonnant :
- Pour être honnête, il y a longtemps que je rêvais de vous couper la langue, Hector. Puissiez-vous casser autant les oreilles des Dieux dans l’Autre Monde que vous ne l’avez fait au sénat.
Un dernier râle s’échappa des lèvres du notable impérial tandis que la vivacité de son regard s’amenuisait. L’homme à l’épée se détourna de sa victime et remit sa capuche avant de lever les yeux au ciel. Quelques panaches de fumée s’élevaient dans les airs pour se mélanger aux nuages. Il fixa quelques instants les hautes tours du temple d’Hydrion qui se dressaient au loin et siffla amusé :
- Puissiez-vous me pardonner d’avoir fait couler le sang, Hydrion, divinité des Océans. Je n’ignore pas combien vous préférez faire couler la flotte.
Il jeta un dernier regards aux cadavres inanimés de Jules et d’Hector avant de se détourner. Hector Magnarelle avait rendu son dernier souffle. Il avait rendu l’âme, seul, tandis que, à quelques centaines de mètres de là, les Silenciaires supposés le protéger venaient de s’en prendre au jeune seigneur de la Compagnie des Épices : Alexandre de Disbourg
Sans l’intervention de Calvin, le jeune et richissime marchand aurait sans nul doute été frappé par la faux de guerre du silenciaire qui avait fourbement tenté de l’agresser lorsqu’il avait franchi le pas de la porte des « Dix Quiches ». Le colosse aux cheveux blonds avait repoussé l’être de fer à temps en le frappant à l’aide de sa masse d’armes.
Le silenciaire s’était brisé contre l’une des tables de la taverne en poussant un déchirant cri d’outre-tombe. Dans un fracas métallique, le sbire impérial s’était disloqué sur le sol. Les feux follets aux reflets bleutés qui habitaient cette armure terrassée s’en échappèrent en formant un petit nuage fantomatique qui s’éleva lentement dans l’air pour lentement se dissiper.
Le jeune bourgeois avait observé fasciné le phénomène avant d’être ramené à la réalité par son acolyte :
- Al’ ! cria Calvin.
Deux autres armures enchantées couraient vers Alexandre. Celui-ci sorti sa rapière, se préparant à les affronter.
- J’y crois pas, siffla-t-il. L’empire a envoyé ses sbires pour nous nuire !
Il esquiva de justesse le coup qu’avait tenté de lui porter l’un des silenciaires avant de se faufiler avec souplesse entre ses deux agresseurs pour en frapper un dans le dos suffisamment fort afin de le faire s’écrouler au sol.
Calvin, de son côté, fonça sur les autres silenciaires présents dans l’établissement. Sa masse d’armes passa de longs instants à écraser des casques masqués dans lesquels ne scintillaient que de morbides lumières bleues. David, le bossu, chouinait en priant les Dieux pour la fin des hostilités. Le vacarme de la bataille dans la taverne lui était insupportable. Certes, il avait déjà assisté à quelques rares confrontations dans cette taverne à bonne réputation. Or, ici, sa vie était clairement en jeu. Si Alexandre et Calvin venaient à périr, les silenciaires ne se priveraient pas de l’exécuter. Après tout, n’était-il pas un témoin gênant ?
Le malheureux bossu continuait de se tordre dans tous les sens. Il avait été fermement ligoté quelques instants plutôt par ces impitoyables suppôts de l’empire. Il ne cessait de geindre, de crier à qui voulait l’entendre sa volonté de vivre. Ce fut alors que la silhouette d’Alexandre se dressa devant lui après quelques instants qui lui parurent être une éternité. Le combat était fini. Même s’il tentait de ne rien en montrer, Alexandre était encore sous le choc et confus.
L’empire avait envoyé des silenciaires l’agresser dans son établissement. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Ces agresseurs sans conscience n’avaient pu être envoyés par d’autres que les autorités impériales. Les armures animées n’auraient pû être soudoyées ou corrompues pour tenter d’accomplir pareille mission.
Il se carressa nerveusement le front avant de se tourner vers Calvin pour s’assurer que celui-ci se portait bien. La montagne de muscles était en train de s’acharner sur les restes d’un silenciaire, frappant rageusement du pied l’un des nombreux plastrons vides qui jonchaient le sol.
Stoïque, Alexandre se pencha vers David pour le libérer de ses liens. Le bossu ne tarda pas à se relever et à saisir la main d’Alexandre qu’il baisa si longuement qu’il laissa sur son gant de velours une épaisse et putride mer de bave.
- Oh ! Merci, messire ! Merci ! répétait joyeusement le bossu. Vous êtes un héros, messire !
Agacé, Alexandre retira brusquement sa main. Il libéra cette dernière du gant souillé qu’il jeta au sol avant de se pencher sur l’une des tables encore debout de la salle. Il saisit une carafe de vin qu’il porta à sa bouche pour avaler plusieurs gorgées d’un millésime vieux de quinze ans.
Calvin se tourna vers son ami et grimaça en constatant que celui-ci renversait des quantités monstre de vin sur ses habits en buvant nerveusement. Il fronça les sourcils et s’avança vers Alexandre pour lui arracher la carafe des mains avant de la poser brusquement sur la table.
- Bordel, Al’, c’est pas le moment !
Le bossu s’empressa de saisir à son tour ce précieux vin pour s’en servir une généreuse coupe. Cette expérience avec les Silenciaires l’avait plus que bouleversé. Alexandre, quant à lui, s’essuya les lèvres d’un vif revers de la main et considéra l’état de la salle. Déplorable.
Il soupira, énervé et agacé, avant s’appuyer contre un mur en se grattant nerveusement la nuque.
- L’Empire a mis ma tête à prix pour une raison que j’ignore. C’est très mauvais pour les affaires !
- C’est surtout très mauvais pour ta sécurité, grogna Calvin.
Alexandre, perdu dans ses pensées, jeta un regard noir aux morceaux d’armures qui jonchaient le sol des Dix Quiches.
- C’est ce Momo, siffla-t-il. J’en suis certain !
Calvin haussa les épaules.
- Marchander avec un gars louche et encapuchonné… tu t’attendais à quoi ?
Alexandre secoua lentement la tête, tentant de pas montrer combien l’angoisse et la panique se bousculaient dans son esprit. Il se redressa et inspira longuement.
- La situation est plus que tendue… L’Empire d’Estotiland a voulu s’en prendre à ma personne, à moi : le seigneur de la Compagnie des Épices, le héros de Lambermer ! Et je ne peux même pas espérer faire intervenir mes relations dans cette ville. La princesse Clarence a été enlevée et avec mon approbation.
Entendant cela, le bossu en laissa tomber sa coupe au sol qui se brisa en mille morceaux. Alexandre et Calvin se tournèrent vers lui et le fusillèrent du regard.
- Pardon, messires ! Mille excuses ! Je… Je vais balayer, messires !
Alexandre leva les yeux au ciel avant de siffler :
- Ose raconter à qui que ce soit ce que tu as entendu et je te promets que tu finiras comme cette coupe, bossu.
- Messire, je serai muet comme un tombe, bredouilla timidement le bossu en baissant la tête.
Le jeune marchand se détourna du pitoyable David et attrapa doucement Calvin par le bras pour l’inviter à s’éloigner vers l’extérieur. Dans les rues, une certaine accalmie s’était installée. Quelques croyants et autres prêtres se trouvaient toujours sur la Place des Océans pour remercier Hydrion de leur avoir épargné la vie tandis que d’autres continuaient de prier pour que leur princesse leur soit ramenée.
- La princesse Clarence, murmura Alexandre à Calvin. J’ignore ce que ce Momo compte en faire et surtout s’il respectera sa part du marché. Au vu de ce qui s’est passé, j’en doute…
- Tu penses qu’il serait lié à l’Empire ? demanda Calvin.
- Cela ne m’étonnerait pas. Pour quelle autre raison les Silenciaires auraient-ils voulu m’attaquer sinon faire disparaître un témoin gênant ?
Le colosse haussa les épaules.
- Mouais… ça se tient. Je croyais que tu étais pourtant en bons termes avec les impériaux.
- J’essaie d’être en bons termes avec tout le monde. C’est bon pour les affaires. Dire qu’il y a quelques mois d’ici j’ai offert l’Aurifex de l’Air à l’Impératrice pour son trentième anniversaire, quelle ingrate !
- L’Aurifex de l’Air ? demanda Calvin avec curiosité.
- Oui, répondit Alexandre. Un soi-disant caillou magique d’origine atlante. Tu te souviens de notre combat contre Barbe Noire il y a quelques années, quand nous avons libéré Geoffroy ? C’est lors de cet affrontement que je suis parvenu à mettre la main dessus.
- Mouais, vaguement, fit Calvin en se caressant le menton.
Alexandre siffla, agacé. Lui et Calvin arpentaient des rues à présent en désordre et parfois jonchées de blessés. Un triste spectacle. Ce n’était pas une scène ordinaire dans une ville aussi respectable que celle d’Antillia. Il aperçu au loin les silhouettes des navires du port et se tourna vers Calvin :
- Je pense que vu le contexte, il serait opportun de se faire discrets.
- Nous partons à Libertalia ? demanda le colosse.
- J’y ai pensé. Cependant, je préfère d’abord m’assurer que ma famille soit toujours en sécurité. Lorsque les impériaux apprendront que leur tentative d’assassinat a échouée, ils s’en prendront peut-être à eux. Je ne les laisserai pas faire.
- Donc nous partons pour Lambermer, devina Calvin.
- Nous partons pour Lambermer, confirma Alexandre.
La petite cité portuaire de Lambermer n’était autre qu’un petit port pittoresque du sud de l’Arduinna. La famille de Disbourg y exerçait une influence considérable et y possédait un comptoir commercial des plus prospères qui avait été absorbé par la Compagnie des Épices.
Quelques années plus tôt, Alexandre s’y était démarqué en parvenant à entraîner et à mobiliser la population de Lambermer contre les assauts répétés des pirates. Avec son charisme et ses aptitudes pour le combat, Alexandre était arrivé à mettre en déroute l’un des plus puissants d’entre-eux : Eustache le Moine.
Maintenant qu’il suspectait à raison les impériaux de vouloir lui nuire, il y avait fort à parier que ceux-ci enverraient prochainement des mercenaires s’en prendre à cette petite bourgade pour l’obliger à se montrer.
- Mobilise tout de suite nos meilleurs marins, dit-il à Calvin. Nous devrons partir au plus tard ce soir.
Calvin acquiesça et se dirigeait d’un pas rapide vers le siège de la Compagnie des Épices. En cours de route, le colosse aux cheveux blonds leva les yeux vers le ciel. Il y remarqua alors une impressionnante forme noire et ailée. Un Nycticorax. Un énorme corbeau aux plumes de ténèbres… La créature s’envolait vers le nord. Calvin regarda cette dernière d’un air suspicieux. Il ignorait encore que celle-ci était montée par cet homme encapuchonné qu’ils avaient rencontré quelques jours plus tôt. Ce marchand qui se faisait appeler Momo…
Confortablement installé sur le dos de sa monture ailée, ledit Momo jeta un dernier regard à la cité d’Antillia avant de souffler à sa bête :
- Une bonne chose de faite, mon brave. Maintenant, il nous faut aller cueillir une princesse en détresse.
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