Notre-Dame-des-Landes et nous
— Ne voyez-vous pas, mon fils, s’écria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d’une femme sous une pierre énorme ?
— Je les vois, répondit Bullroch. Ils créent le droit ; ils fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’État.
— Comment cela ? demanda le vieillard Maël.
— En bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats. »
Anatole France. L’île des pingouins. Presses Pocket. P.80
INTRODUCTION
Je commencerai ce texte par une précision importante : je ne parle ici au nom de personne sinon de moi-même.
J’écris ce texte pour montrer qu’on est souvent le propre garde-fou des limites qu’on imagine.
J’écris ce texte parce que l’Histoire ne retiendra peut-être pas ces aventures mais qu’elles ont bouleversé ma vision du monde, que les raconter est le meilleur moyen de les rendre compréhensibles, de les partager.
J’écris ce texte, enfin, pour témoigner de quelque chose qui dépasse mon histoire personnelle, témoigner d’une vie politique qui ne se repose plus sur de grandes théories, où les citoyens construisent leur idéal social au quotidien, dans leurs pratiques, un jour après l’autre.
Camille l’a déjà clamé : « Nous ne voulons pas d’une vie de riches mais nous voulons des vies riches.»
Camille c’est cet individu, sans âge, sans sexe, sans identité, dans lequel chacun de nous peut se reconnaître, il est de celles et ceux qui luttent, sur la ZAD et ailleurs, pour une société qu’il ou qu'elle voudrait meilleure. Camille c’est le prénom générique qu’ont choisi les zadistes pour se présenter au commun du monde. Dans le bocage nantais, Camille est partout.
Chapitre 1
Notre-Dame-des-Landes et nous
Je vous parle là d’un petit bout de France, 1650 hectares à cheval sur trois communes : Vigneux-de-Bretagne, La Paquelais et bien sûr, la fameuse Notre-Dame-des-Landes. Un bout de campagne à une vingtaine de kilomètres de Nantes, en Loire-Atlantique, qui semble n’être plus que le nœud de crispations entre deux visions de la politique et du monde. Les gouvernements français successifs se font passer cette patate chaude, laissant déverser des litres d’encre et de salive dans les tribunes médiatiques et politiques françaises, sans que personne pour le moment ne soit capable de prédire ce qu’il adviendra de ces terres. Des gens de différentes cultures occupent ensemble et illégalement cette zone depuis presque dix années, et ce, dans des conditions qui, à bien des égards, pourraient sembler précaires. Mais un ciment s’est formé entre ces populations hétéroclites, faisant évoluer cette expérience sociale au fil du temps. Les richesses dont regorge cette vie communautaire n’ont que trop rarement été évoquée.
Voilà maintenant près de trois ans que nous avons élu domicile sur ces terres. Quand je dis nous, je vous parle de moi et de Shenzi. Une chienne aux yeux mouillés, un corniaud au corps de molosse et aux couleurs du husky, une bête adorable et ma meilleure amie. Six années que nous partageons nos vies et nos voyages.
Un amour de clébard et un compagnon sans faille dont j’ai croisé la route dans un refuge, quelque part dans le Gers. La bête a été battue et reste craintive, mais je ne sais pas grand chose de ses vieilles histoires, la bougresse s’entête à garder le silence.
Pour ma part, je suis né en France, fils unique d’une famille issue de la classe moyenne. Rejeton propret d’un père cuisinier et d’une mère chef d’établissement. Ma scolarité est rythmée par des déménagements, d’abord en région parisienne, puis dans les Pyrénées, avant de finir dans un petit établissement gersois. J’y décroche sans trop de difficultés un baccalauréat en sciences économiques et sociales, agrémenté d’une mention inutile.
J’obtiens donc l’autorisation de traîner mes fesses sur les bancs de facultés. Je profite, sans plaisir, de l’opportunité ; seule l’idée de voyage m’excite encore.
Je fais partie de ces privilégiés, de ceux dont le passeport ouvre les frontières des cinq continents. Plus jeune, mes parents m’ont permis d’aller découvrir d’autres cultures et de développer mon goût pour la rencontre de l’autre.
Rien à priori ne me prédestine à devenir l’un de ceux qu’on appelle aujourd’hui selon les langues anarcho-autonomes, éco-terroristes, militants activistes, casseurs, zadistes… Alors quoi ? Quelle foutue idée a bien pu me passer par la tête pour prendre part à ce bordel ? Ces hommes, femmes, ces gouines, transes, pédés, hétéros, ces enfants, punks, fainéants, ces écolos, étudiants, drogués, ces perdus, indécis, déterminés, qui voudraient vivre ensemble. Comment peut-on en arriver là et surtout, quelles sont les raisons qui peuvent pousser à s’établir au milieu de tout ces gens?
Un étudiant comme les autres
Dressons un rapide tableau de cette période confuse qui entraîna mes migrations.
À cette époque, j’ai 23 printemps au compteur, mon quotidien ressemble à ce que j’imagine être celui de la plupart des étudiants du même âge. J’ai réussi à entrer dans une bonne école dans le Tarn, j’essaye de devenir éducateur spécialisé. Vous savez, ces travailleurs sociaux pas très bien payés qui tentent d’apporter un accompagnement aux marginaux, ceux d’entre nous qui vivent un peu à l’écart de nos sociétés, pour une raison ou une autre, qu’ils soient handicapés, toxicos, délinquants, sans domicile ou sans papier… tous les « autres ».
Je vis en collocation, pour avoir de la compagnie et pour limiter les frais ; seulement comme toute chose, la vie commune a les défauts de ses qualités. Mes tendances dépressives ne m’aident pas à entretenir de bonnes relations de cohabitation et mes finances ne sont pas réjouissantes, dans ce sombre quotidien, elles s’imposent comme l’illusion de ma principale préoccupation.
L’année précédente, j’avais enchaîné les heures avec deux boulots cumulés, l’un en tant qu’assistant d’éducation dans un collège réputé difficile, et l’autre comme livreur de pizzas au cœur de la ville rose, couleur contrastant sérieusement avec les teintes de mes humeurs. Ce bien malgré les médecins et leurs friandises de pilules colorées. Shenzi sort quotidiennement à horaires fixes, deux ou trois fois par jour selon mes horaires et mon énergie. Elle m’attend le soir depuis le balcon de mon appartement, guettant mon retour. Je me console en me disant qu’elle est toujours mieux là qu’à la S.P.A. .
Le concours d’entrée
En parallèle à mon travail salarié, je prépare le concours d’entrée en formation d’éducateur. Les épreuves se composent de tests psychotechniques et de plusieurs entretiens oraux. Ces études font partie de ces rares cursus où il est normalement possible de percevoir le chômage tout en suivant sa formation. Je compte donc prétendre aux allocations chômage pour subvenir à mes besoins, au moins pour la première année ; ça me laissera bien le temps de trouver une solution pour les saisons suivantes. Du moins, c’est ce que j’imagine, mais les choses se passent rarement comme on s’y attend.
J’obtiens mon concours, termine mes contrats de travail et ne peux toucher aucune allocations chômage. J’ai démissionné de mon boulot de livreur pour commencer la formation, une période de carence m’est imposée par l’administration. J’ai bien mis un peu d’argent de côté mais il ne mènera pas loin ; les frais du quotidien et le déménagement à Albi ont vite fait de grignoter mes maigres économies.
Dans l’urgence, je ne trouve rien de mieux que de souscrire un emprunt bancaire, un de ceux qu’on file aux étudiants fauchés et qui, nous dit-on, présente des conditions avantageuses. L’idée ne semble pas mauvaise ; j’ai de quoi subvenir à mes besoins le temps de débloquer ma situation auprès de Pôle Emploi et il devrait même me rester une petite réserve en cas de nouvelle galère.
Mais la situation ne s’arrange pas et la couleur des eaux dans lesquelles je pensais pouvoir barboter ne fait que s’assombrir. Moi qui croyais ne devoir avaler qu’une première pilule, je me prépare à avaler un immense plat de résistance au goût plus merdique encore, me voilà suffocant.
Un diplôme pour une vie agréable
Affronter chaque journée est un défi. Je dois me battre pour sortir des couettes, aller en cours, et lorsque enfin je m’extirpe de la literie, c’est pour rester le cul sur une chaise, huit heures durant, avec la ferme intention de rester attentif à ce que les professionnels en face veulent bien me raconter. Je ne peux pas négliger les travaux qu’ils me demandent de remettre, tout comme je ne peux pas négliger Shenzi qui compte sur moi. Je devrais chercher un petit boulot en parallèle, histoire de mieux m’en sortir, trouver les magasins les moins chers pour y acheter la bouffe la moins bonne, essayer d’arrêter la clope, les joints, envisager de vendre ma voiture, mes DVD, peut-être même quelques bouquins. Je dois me mettre à jour dans ce bordel administratif, garder l’espoir d’obtenir une aide quelconque de l’État, d’une association…
Tout ça pour obtenir ce foutu diplôme d’éducateur. Après quoi je pourrai enfin me reposer.
Trouver un travail, racheter une voiture, rembourser mon crédit, tenter de rencontrer quelqu’un et construire une famille qu’il ne faudra surtout pas négliger, prendre garde à ce que mon travail n’empiète pas trop sur ma vie de famille, ne pas dilapider mon salaire. Peut-être reprendre un crédit pour acheter une maison, une avec un jardin, le rêve. Je devrai accepter de voir mourir mon chien, anticiper une épargne pour les études des éventuels enfants, devenir un homme honorable, un de ceux qui fait face à ses responsabilités. Après quoi je pourrai enfin me reposer.
Profiter de la maigre pension que l’État aura bien voulu m’attribuer, rembourser mes derniers crédits s’il en reste, prendre soin de mon corps vieilli. Rester scrupuleux face aux médicaments que j’avale. Peut-être revendre ma maison devenue trop grande, voir mourir ma femme ou partir avant elle. Je devrai tenter de réaliser les rêves qui seront encore à ma portée, accepter que certains ne le seront jamais plus. Après quoi, je pourrai enfin me reposer…
Gonflé d’orgueil, je continue à m’accrocher à ces perspectives incertaines.
Parole de clébard
« Et moi dans tout ça ? Il est mignon de déballer sa vie mais moi aussi je m’emmerde. Il me laisse seule à la maison pendant qu’il passe sa journée on ne sait où. Quand il rentre enfin, j’ai droit à quelques caresses, deux lancers de balle et le type va s’enfumer dans sa chambre. Cet aquarium irrespirable où je défie n’importe quel animal normalement constitué de passer plus de cinq minutes. Les journées se répètent, les mêmes, inlassablement… C’est vrai, je sais, il y a pire. J’ai un jardin à disposition dans lequel il a pris soin d’éventrer le grillage pour que je puisse vaquer à mon gré dans les friches, j’ai le droit à une balade accompagnée de temps en temps, un bon vieux morceau de viande par-ci par-là, mais voir sa tronche de dépressif tous les jours, j’en ai par dessus les pattes. Attention, je ne tiens pas à retourner en cabane avec la meute, je suis toujours mieux ici qu’à la S.P.A.. Mais je suis comme tout le monde, je voudrais rencontrer du monde, varier mes activités et mes menus, recevoir un peu plus d’affection… J’y peux rien, sans ça, j’ai le cafard.
Là, il s’apprête à vous conter notre première grande aventure ensemble, un beau souvenir. Bon, il a plu des cordes et on passait de longs moments à attendre sans rien foutre, mais quantité d’humains sont venus à notre rencontre, j’ai croisé des animaux fantastiques, des cages incroyables et une multitude de nouveaux amis, sans parler des odeurs multiples qui nous sont parvenues… »
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