Au fil de l'expérimentation
Une communauté qui communique
Nos semaines ne sont cependant pas limitées aux seules récup’ et travaux de rue. Elles sont rythmées par quantité d’ateliers, de projections, de fêtes, de projets, de réunions... Tous les lundis, les zadistes publient leur propre journal et le distribuent gratuitement (une contribution libre reste toujours possible) sur la soixantaine de lieux de vie que comporte le bocage résistant. Un exemplaire par collectif qui se lit et se tache avec appétit selon Camille.
On y trouve toutes sortes d’informations utiles : les activités proposées de la semaine, les grands rendez-vous et les diverses réunions qui animent la vie politique de la zone, les comptes rendus de ces dernières lorsqu’ils sont rendus publics, mais aussi divers textes, débats, petites annonces. Cela représente pas mal de papier et génère de multiples débats ; il y bien cette imprimerie nantaise qui nous permet d’imprimer notre canard à des tarifs avantageux, mais l’impact écologique n’est pas négligé, tout comme le budget conséquent que cela représente, ce qui oblige parfois le groupe éditorial à tirer l’alarme, invitant qui peut à passer à la caisse. Le groupe éditorial ? Ce sont des volontaires qui se réunissent le dimanche pour collecter les trésors de nos boîtes et mettre le ZadNews en forme. Ces boîtes sont dispersées sur la ZAD, chacun peut ainsi contribuer au journal en y déposant ses textes et illustrations, qu’il soit résident ou non. Parfois, les demandes venues d’autres contrées paraissent : informations, demandes d’hébergement, de contacts, ou même pour l’organisation d’évènements ; les personnes délocalisées peuvent recourir aux contacts du site Internet zadnadir.org pour faire paraître un texte ou une annonce. Ce site est d’ailleurs une mine d’information sur la lutte qui a cours ici, on y trouve des réflexions, des informations sur les différentes ZADs… Ce n’est d’ailleurs qu’un des nombreux moyens utilisés par la communauté pour entretenir le dialogue entre ses membres, il existe par exemple une radio nommée Klaxon, en référence à son fournisseur : les autoroutes Vinci qui « permettent » généreusement de squatter leur fréquence radio, 107.7.
Radio Klaxon diffuse presque en continu musiques, émissions, reportages, messages d’alerte…
Le droit à la fainéantise
Il n’y a aucune obligation à participer aux réunions de la communauté, ou à quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. C’est un autre tissu social qui se crée et qui cherche à donner une place à celui qui craint les longues heures de rhétorique ou à s’exprimer en public, à celui qui, épuisé, cherche un refuge. Ici, le droit à la fainéantise est une revendication. C’est prendre conscience que nous arrivons tous avec nos différences, nos éducations, nos expériences, nos idéaux et nos difficultés, et que c’est incompatible avec l’idée de mesurer la participation communautaire ; il n’y a plus d’actifs et d’inactifs, il n’y a que des individus qui évoluent ensemble. Je crois profondément que chacun a une résonance sociale, que ses comportements et ses choix ont des conséquences sur le groupe social dans lequel il évolue, au travers de ses interactions avec les autres, de la globalité d’un monde interconnecté, de l’organisation de ce dernier et de sa complexité.
La réponse à nos besoins primaires ne doit aucunement être conditionnée à une participation, elle ne vise qu’à apaiser les relations entre les membres d’une même société. Pourquoi dès lors mettre l’individu dans des difficultés particulières et le pousser à faire de mauvais choix. Il n’existe personne qui ne fasse rien, chacun avançant sur des chemins différents, se battant contre ses démons et cherchant à réaliser son potentiel. Éloigné des écrans et des distractions faciles, chacun profite du temps libéré pour se tourner vers ce qu’il aime, vers quoi il sera capable de donner le meilleur de lui-même. Mais pour donner le meilleur de nous même, nous avons tous besoin d’un abri, de nous nourrir, de nous vêtir, et nous avons tous besoin de stimuler nos vies et nos imaginaires.
Une rixe
Quand je devais avoir huit ans, le mardi après les cours de catéchisme, j’allais dormir chez mes grands-parents. Mon grand-père, ancien adepte de la savate (ou boxe française si vous préférez) m’entraînait dans la cuisine. « Lève ta garde ». Et je levais mes petits bras frêles pour encaisser ses faibles mouvements. Puis c’était à mon tour. « Défends-toi » me disait-il, et moi je me fatiguais à lui donner ce qu’il me demandait. C’était notre jeu. Quand nous en avions enfin assez, il me disait parfois, « Il ne faut pas chercher à faire du mal à l’autre. Mais si quelqu’un te veut du mal, défends-toi, fais en sorte qu’il ne veuille plus avoir affaire à toi. » J’ai eu l’occasion de m’essayer à différents arts martiaux, je suis assez confiant en mes capacités à faire face à des conflits physiques.
Un après-midi, alors que nous jouions à un jeu de société (c’est l’un des grands plaisirs chez les tritons), Camille-Expressif entre et perturbe la quiétude de l’atmosphère. Le ton monte rapidement et je finis par le prendre à parti poliment. Ne pouvant tomber sur un accord verbal, nous décidons de continuer notre échange à l’extérieur. Je pose mes lunettes sur la table.
— D’accord mais mettons les gants.
— Non, on ne met pas les gants.
— J’insiste.
C’est que nous sommes entre compagnons, se blesser durement n’aurait pas de sens… et puis Camille me fait peur. Comme tous les petits villages, la ZAD a ses rumeurs, et on m’a raconté deux, trois histoires sur le gaillard qui ne me rassurent pas sur son compte. Plusieurs « Camille » sont sortis regarder la scène sans interférer, quelqu’un garde Shenzi dans la maison pour éviter de lui imposer ça. Nous sommes deux à avoir choisi de finir notre dialogue de cette manière. Quand nous nous déclarons tous deux prêts, je n’attends pas ses premiers coups et le frappe du pied durement… « Ah ouais, tu veux jouer à ça ! »
Du coup je flippe encore plus et le frappe plus durement encore, si dur qu’il est au sol, dans les vapes. Peu fier, j’enlève les gants et m’inquiète de son sort, les autres se sont approchés, il reprend ses esprits et on l’aide à se relever. Rien de cassé, la conversation est terminée et l’affaire est close.
Camille-expressif est devenu, depuis, un fameux camarade, nous n’entretenons plus aujourd’hui que des échanges verbaux, si ce n’est pour le plaisir de la dispute. Nous nous sommes tous deux apaisés.
À des moments sporadiques, divers passionnés d’arts martiaux proposent des initiations à leurs disciplines, Tai Chi, une discipline de combat chinoise mais dont les origines profondes sont méconnues ; Boxe thaï, une forme de boxe pieds-poings, ou Pencak-Silat, un art martial particulièrement efficace venu d’Indonésie. Popularisé en Occident, les techniques ont été quelque peu adaptées au milieu urbain. La légende voudrait même que la BAC française (Brigade Anti-Criminalité) pratique cette discipline ; ce sont même de bons copains qui s’entraînent avec eux qui me l’ont dit.
Il existe également dans le bocage, plusieurs installations permettant les pratiques, sur des tapis ou du parquet, dans un sac de sable ou sur un banc de musculation. Le but n’est pas de créer une armée, mais juste de se rendre capable de faire face à la violence physique. De ne plus se sentir victimes des événements là où l’idée de police ou l’idée de militarisation sont rejetées.
Camille du nord
Je l’ai rencontrée au hasard d’un jour de décembre, alors que nous fêtions l’occupation et la réparation d’une nouvelle maison. Elle était venue vivre sur la ZAD et en faire le sujet de son mémoire d’anthropologie, déjà plusieurs semaines qu’elle est arrivée de Belgique.
Nous sympathisons et décidons dans les jours qui suivent de faire un peu de tourisme ensemble. Aucun de nous n’a jamais vu Saint-Malo, nœud de vies qui remonte au sixième siècle et dont les grandes murailles côtières sont réputées impressionnantes.
Pour parer à toute éventualité, nous nous sommes équipés de sous-vêtements de rechange, de collants, des changes les plus chauds que nous avons, de deux duvets, d’un couteau, d’un casse-croûte pour nous deux et d’une boîte de paté pour la bête, plus trente euros. Nous partons tous trois, Camille du nord, Shenzi et moi, en plein mois de décembre, en Bretagne, en auto-stop…
Nous arrivons en milieu d’après-midi. Shenzi découvre pour la première fois la mer, elle court dans tous les sens, s’attaque aux tas d’algues que la marée a laissé traîner sur la plage. Nous découvrons l’ancienne ville, impressionnante de ses grosses pierres grises dans un style vieilli, puis nous choisissons de finir notre découverte de la vieille ville par la dégustation d’une traditionnelle galette. La gérante nous laisse entrer avec nos sacs, Shenzi lui sourit et a droit à sa part du festin. Nous nous réchauffons les corps et les cœurs en dépensant nos derniers euros. Quand nous sortons de la crêperie, la nuit est tombée. La question « où allons-nous passer la nuit ? », nous est déjà apparue à table.
Le vent est glacial et il est déjà trop tard pour refaire de l’auto-stop, à éviter la nuit. Nous sortons de la vieille ville à la recherche d’un abri. Nous rencontrons par hasard deux zonards (j’entends par là des hommes ou des femmes habitués à devoir dormir dans les rues de nos villes), l’un ne parle pas français, je crois qu’il est Bulgare. À la question qu’est-ce que vous foutez là ? : « On vient de Notre-Dame-des-Landes, on a eu l’idée conne de visiter Saint-Malo et on sait pas où dormir. » Ils ont un plan cave pour nous.
Shenzi a mené une autre vie mais c’est du jamais fait pour Camille et moi. Il faut se mettre en route, le chemin est long. On s’arrête dans une zone industrielle, il faut fouiller les bennes pour trouver de grands cartons, nous allons dormir à même le sol et c’est le meilleur moyen de s’isoler un peu du froid. Je sors mon speech habituel comme quoi c’est bien gentil de nous aider mais que si un problème se pose, je ne resterai pas de marbre. Les gars affirment comprendre et me rassurent. Nous nous éloignons de la jetée pour nous enfoncer dans la ville nouvelle, mélange de petits quartiers de pavillons et de logements sociaux. L’équipe que nous formons arrive devant une barre d’immeubles ; celui qui parle français frappe à la fenêtre de l’un des appartements au premier étage. Quelqu’un ouvre et lui tend une clé, elle ouvre l’accès aux caves du bâtiment. Des murs en parpaings grisâtres, des portes en bois de facture grossière, au sol du béton, froid. Nous choisissons un bout de couloir où nous étalons nos cartons et nos couvertures, les gars préparent leurs seringues. Ils nous ont proposé de participer mais aucun de nous trois n’est intéressé. Tout le monde doit être debout pour 9h, Il faut se lever pour neuf heures, histoire de rendre les clés et de ne pas avoir de problème. Je règle notre réveil. Le sommeil nous submerge rapidement, Shenzi collée à nos pieds, la nuit n’est pas si mauvaise. Le réveil se fait entendre mais nos hôtes ne semblent pas capables d’émerger pour le moment, mais vivants, j’ai vérifié. Vaille que vaille nous allons et respectons notre engagement. Une nouvelle idée saugrenue nous est venue, continuer vers la petite ville de Cancale à une vingtaine de kilomètres de là. C’est la saison des huîtres, la ville est fameuse pour ses ostréicultures et la beauté de ses côtes. Nous pourrions peut-être y trouver du travail, échanger notre énergie pour le gîte et le couvert, naïfs que nous sommes… Nos poches sont à sec, je n’ai plus de cigarette ou quoi que ce soit d’autre à fumer et notre objectif n’est pas loin.
Une aide inattendue
Nous commençons par régler le premier problème, gagner quelques pièces pour continuer sereinement : un spectacle de jonglerie improvisée devant un magasin. Shenzi lançant de grands regards aux passants nous assure de quoi manger et assouvir mon besoin de nicotine pour la journée. Notre petit trio fait sensation et les gens sont généreux. Une femme nous demande si nous avons besoin de quelque chose en particulier. Nos mains sont gelées par un fort vent d’hiver, des gants ne seraient pas de trop ; c’est ce qu’elle nous offre avec plaisir.
Nous reprenons la route en début d’après-midi mais n’arriverons dans la ville côtière qu’en début de soirée, les distances sont courtes mais nous avançons lentement. Peu de trafic et de gens disposés à nous prendre en stop. La nuit commence à tomber mais nous ne perdons pas courage ; à quelques kilomètres de Cancale, quantités d’exploitations et de hangars destinés à l’ostréiculture se succèdent. Nous frappons à chacune des portes, répétons notre petit discours, rodés et élimés par la température, et la nuit tombante, l’angoisse de dormir dehors. Nous sommes prêts à faire n’importe quel travail pourvu qu’on nous fournisse le gîte et le couvert pour la nuit, plus si affinité. Les réactions divergent, de la surprise à l’apitoiement, personne ne nous claque la porte au nez, mais personne n’a quoi que ce soit de concret à nous proposer. On nous tend tout de même, dans l’une des dernières exploitations que nous visitons, une vingtaine d’huîtres que nous acceptons avec plaisir. C’est un retour quasi bredouille (j’adore ce mot) dans la ville, l’espoir de trouver un abri et un commerce vendant du citron pour déguster nos mollusques. Nous passons devant quantité de restaurants, seulement quelques-uns d’entre eux assument le service, ce n’est pas vraiment la saison touristique. Des yeux nous guettons les signes éventuels d’une maison abandonnée, mais il ne faut pas rêver, il n’y a là que des habitations ou des maisons de vacances sur ce petit coin de côte. Nous avons trouvé notre citron et prenons place sur le perron d’une église. Il fait nuit depuis plus d’une heure mais peu importe, c’est le temps de la dégustation. Celui de s’alarmer viendra plus tard. Je pense que Camille n’en avait jamais goûté ; de mon côté ça remontait à quelque temps.
Nous profitons pleinement de ce cadeau de la vie, les cœurs gonflés, il est temps pour nous de jouer nos dernières cartes. Pas loin, des gens déménagent des caisses de légumes.
Vue sur la mer
— Excusez-nous, bonsoir, nous n’avons pas d’argent et nous ne savons pas où dormir, est-ce que vous connaîtriez un squat ou un bâtiment abandonné qui pourrait nous abriter?
— Un squat ? Non, désolé…
— Mais si, tu sais, ce lycée abandonné, rue des Rimains. Je ne suis sûr de rien mais je pense que c’est un peu délabré, personne ne devrait vous embêter là-bas.
La chance nous sourit encore, nous remercions nos probables sauveurs et suivons les indications données jusqu’à cet énorme bâtiment sombre de quatre étages. Pour entrer dans la cour il faut escalader une grille. Même si cette dernière n’est pas bien haute, faire passer Shenzi par-dessus n’est pas aisé et l’exercice ne lui convient guère. Une pancarte indique qu’une société privée est responsable de la surveillance de ce site, qui est bien sûr interdit au public. Je soulève Shenzi pour la faire passer par dessus, le regard qu’elle me jette me fait comprendre sa désapprobation. Camille la réceptionne de l’autre côté. Le long de la façade nous trouvons une petite trappe dans laquelle nous parvenons tous trois à nous faufiler. Nous sortons nos lampes torches que nous avions laissées éteintes par crainte d’inquiéter le voisinage.
Le bâtiment est immense, nous l’explorons pièce après pièce. Les deux premiers étages sont jonchés de débris, ce devait être les salles de classe. Les deux derniers niveaux devaient, quant à eux, servir d’internat, une multitude de petites chambres en plus ou moins bon état. Nous en trouvons une au dernier étage, la fenêtre est en bon état et donne presque sur la mer…
La chambre en face donnait bien sur la falaise elle, mais n’avait plus de carreau à sa fenêtre. Petite chambre d’hôtel en bord de mer.
Shenzi met la patte sur un matelas, Nous nous donnons bonne conscience en tapant dessus pour l’épousseter et mettons en place notre nouveau couchage. Nous n’aurions pu rêver mieux. La nuit est moins fraîche que la précédente. Au petit matin, nous avons faim, mais pas encore assez pour nous attaquer aux croquettes. Quelque part une affiche nous laisse croire qu’il y a une permanence de la Croix rouge en ville, proche de la chapelle. Nous nous mettons donc en quête de ce local pour voir s’il est possible d’obtenir de quoi manger ou même prendre une douche ; les huîtres ne nous ont pas suffisamment rempli le ventre. Arrivés, nous ne trouvons qu’une porte close et une vieille dame venue là nourrir les chats errants. La femme nous interroge sur ce que nous cherchons, nous lui expliquons ce que nous espérions trouver, aujourd’hui et la veille. Après nous avoir écoutés attentivement, elle nous propose de venir prendre un petit déjeuner et une douche chez elle. Nous arrivons dans son joli pavillon, son mari s’apprête à partir pour son match de tennis. Il nous salue avec surprise et s’inquiète de voir Shenzi croquer le chat de la maison.
« Non, je leur ai déjà demandé et c’est un bonne chienne. Elle nous a suivis de la chapelle jusqu’ici sans laisse, en restant sur le trottoir et s’arrêtant quand ce jeune homme le lui demandait. »
Shenzi, déléguée aux relations publiques
Il se penche vers l’incriminée et lui offre sa main, elle, docile, renifle le nouveau venu et se laisse gratter le menton, elle sourit et remue de la patte, le courant est passé, l’eau courante va passer et nous avons des œufs et des croissants à faire passer. Nous discutons du lycée où nous dormons, de notre petite recherche de travail, notre nuit à Saint-Malo. Tous deux sont surpris par notre entreprise et nous plaignent, ce à quoi nous répondons en souriant qu’il ne faut pas, c’est au travers de ce genre d’aventures et de rencontres que notre voyage prend du sens et nous donne de l’espoir.
L’homme part pour son match et nous nous apprêtons à faire de même lorsque la femme nous tend quarante euros.
— Non, merci. Vous nous avez déjà permis de prendre un bon petit déjeuner et de prendre une douche, c’est déjà très gentil de votre part.
— J’insiste, c’est mon mari qui m’a donné cet argent pour vous. Écoutez, pour nous ce n’est pas grand chose. Pour vous c’est un peu d’argent pour vous acheter à manger, pour vous et Shenzi. »
Nous sommes touchés par le geste et quittons cette maison en remerciant longuement cette femme de son accueil. Voilà que nous avons une petite somme et que nous savons déjà où dormir ce soir, pourquoi ne pas aller faire une randonnée en bord de falaise. Sur le chemin nous demandons conseil à un confiseur, nous discutons finalement plusieurs dizaines de minutes, nous lui racontons notre aventure, lui parle de son commerce et de l’histoire de Cancale. Il a vu quelques vidéos sur ce qui s’était passé sur la ZAD pendant l’opération César, ça lui fait penser à l’époque où les armateurs, capitaines de navire et autres commerçants des beaux quartiers, en haute ville, affrontaient les pêcheurs et les ouvriers des bas quartiers, des échauffourées régulières et presque folkloriques à l’époque. Nous repartons avec une bonne quantité de bonbons, ils sont destinés à la dégustation et le confiseur nous en a offert un sacré paquet. Shenzi n’aime pas la réglisse ce qui en fait plus pour les deux autres. La vie me semble folle, nous sommes sur une côte magnifique, nous gavant de sucreries pendant que Shenzi fait la conne avec les vagues. Je mange de grandes bouffées de joie devant cette liberté. Nous sommes en plein hiver et pourtant tout semble nous sourire, nous longeons la Côte d’Émeraude sous un joli soleil.
Nos pas nous mènent jusque la pointe du Groin. C’est le départ historique de La Route du Rhum depuis 1978, une course transatlantique en solitaire de Saint-Malo à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Shenzi fait crisser ses griffes sur les roches polies par le vent et le sel, nous nous asseyons. Quarante mètres plus bas, les vagues se disloquent sur la falaise dentée. D’ici, nous voyons la forme de Mont-Saint- Michel qui se dessine au loin.
Un paradoxe de commercial
— Ma mère m’a raconté l’avoir visité quand je glandais encore dans son ventre.
— Tu y es retourné depuis ?
— Non.
— Alors allons-y.
La décision est prise, comme ça, d’un coup, d’un seul. Nous ne nous posons plus la question où nous allons dormir, nous trouverons. Je me sens tout puissant quand nous nous relevons enfin. Camille du nord s’échappe en courant : un couple sur le parking s’apprête à prendre la route. Une négociation menée d’une main de maître puisque la voiture est rattrapée et que nous obtenons un trajet jusque Cancale. Ce soir-là nous regardons le coucher de soleil sur la mer depuis la fenêtre d’un bâtiment abandonné.
La nuit est froide mais nous nous blottissons les uns contre les autres. Au matin, nous dépensons nos derniers euros dans des cafés bien mérités, je passe à la boucherie pour demander s’ils n’ont pas quelques os pour la bête et repars avec une grande poche bien pleine, ça va être sympa de foutre ça dans le sac. Je rêve de lui trouver un harnais avec deux sacoches sur les côtés, histoire qu’elle porte elle même sa nourriture. Avant de quitter la ville, il nous faut trouver une place fréquentée et faire le show si nous voulons aussi gagner de quoi manger. Quoi de mieux qu’un supermarché. Nous commençons à enchaîner les tours de balles jusqu’à ce que la nature me presse d’aller découvrir l’intérieur de cet office. À mon retour, j’observe un stand des restaurants du cœur qui fait sa traditionnelle collecte de nourriture pour les fêtes de fin d’année. Dehors, Camille m’informe que le gérant du supermarché est passé, il souhaite que nous partions et a menacé d’appeler les forces de l’ordre. Elle lui a dit que ce n’était pas nécessaire, que nous allions partir. J’enrage. Après m’être expliqué auprès de Camille, nous prenons la décision de continuer notre spectacle. Après plusieurs minutes le gérant revient.
— Je vous ai demandé de partir, vous attendez quoi ?
— On a changé d’avis, on partira plus tard.
— Je vais devoir appeler la police, vous comprenez c’est paradoxal, d’un côté votre amie me dit que vous allez partir, d’un autre vous restez là comme si de rien n’était.
— Oui, c’est un paradoxe. Comme de laisser une association récolter de la nourriture pour des gens en situation de précarité et ne pas laisser deux précaires tenter de gagner de quoi manger. Nous attendrons la venue des forces de police s’il le faut.
— Très bien.
L’homme rejoint son abri d’un pas énervé, nous jonglons et plaisantons avec les passants, la police ne vient pas.
Un panorama trompeur
Quelques heures plus tard nous reprenons la route ; le Mont-Saint-Michel est plus loin que le panorama de la veille ne nous le laissait penser. Nous ne sommes plus très loin mais il est déjà tard et la nuit tombe vite. Nous traversons la petite ville dans laquelle nous avons atterri. Je scrute chaque maison dans l’espoir d’y trouver des signes de désertion. Une vieille bicoque aux volets défoncés retient mon attention, la boîte aux lettres est bourrée de courrier, si nous ne trouvons rien ce soir, j’ouvrirai l’abri. Nous trouvons un supermarché, commençons un spectacle, le froid est mordant. À l’intérieur une autre équipe associative récolte les dons alimentaires de la clientèle ; devant, un petit groupe de zonards sirotent leurs bières. Les conditions nous font craindre le pire, l’idée d’ouvrir la maison que nous avons croisée reste bancale et en ce début d’hiver, plusieurs itinérants ont déjà laissé leurs peaux sur des cartons, nous n’avons pas envie de gonfler ces noires statistiques.
Nous prenons la décision d’appeler les services d’hébergement d’urgence, ceux que nous parvenons à joindre n’ont plus de place ou n’accueillent pas les chiens. Ce n’est pas d’eux que viendra la solution. Nous devons parler haut car l’un des zonards s’approche de nous :
— Alors comme ça vous ne savez pas où dormir ce soir, qu’est-ce que vous foutez là ? »
On lui explique les grosses lignes.
— Si vous êtes réglos, que le chien est propre, je peux vous héberger une nuit, il n’y a plus de chauffage et d’eau chaude depuis que la chaudière m’a lâché mais vous serez toujours mieux que dehors.
Et nous voilà parti pour une balade touristique dans la ville, il nous parle de l’ancien hôpital psychiatrique, il était infirmier psy.
Chez lui, nous acceptons avec plaisir de partager son repas, nous parlons de tout, de l’héritage de sa maison, de son enfant qu’il ne voit plus, de musique, de la ZAD... Il nous donne un grand lit dans cette vieille maison qui sent un peu l’humidité. Le lendemain, il nous raccompagne jusqu’au supermarché ; c’est dimanche et nous voulons profiter de la matinée pour gagner encore quelques pièces et laver nos vêtements et nos couvertures dans un lavomatique. Nous passons devant la maison que j’avais envisagé d’ouvrir la veille.
« Heureusement pour vous que tu n’as pas fait cette connerie, le voisin est capitaine de gendarmerie. »
L’homme nous quitte devant la boutique. J’enchaîne les passes de jonglerie ; pendant que mon pantalon fait des tours dans une machine à laver, j’assure ma représentation en collants, j’ai les bourses au frais et les poches à sec. Les duvets ne passent pas au sèche linge, nous les étendons donc sur une grande banderole annonçant les promotions de la semaine. Nos affaires sont sèches, voilà le Mont-Saint-Michel. Tour à tour abbaye, prison et site touristique, ce lieu chargé d’histoire est incroyable. De grandes murailles, la baie et les sables mouvants entourent l’îlot et ne font qu’ajouter au caractère mythique de l’endroit. Les appareils photos de certains touristes crépitent au passage de Shenzi, elle est l’attraction contemporaine au milieu de ces vieilles pierres. Camille ne se sent pas très bien.
À l’ombre des ballots
Nous reprenons la route alors que la nuit tombe déjà, le défi de trouver un abri s’avère encore plus complexe aujourd’hui et j’ai le plus grand mal à rassurer Camille que la fatigue et le stress mettent en difficulté. Lorsque la première voiture nous prend, la conductrice nous explique que son mari nous a croisés ce matin au magasin, elle travaille au Mont, nous essayons de nous incruster chez elle mais ce soir ce n’est pas possible, ils vont dîner chez des amis… Alors je lui demande de nous arrêter à la première ferme que nous croiserons, j’espère y trouver des ballots de paille dans lesquels nous pourrons nous blottir. Un corps de ferme se dessine au loin et depuis la voiture, je crois voir un hangar abritant les ballots convoités. Notre chauffeur nous dépose et repart mais ce que j’ai pris pour des bottes de paille ne sont autre que des machines agricoles mises à l’abri. Rien de confortable ou de douillet, et ce serait une erreur dangereuse que de dormir à même le sol. Quoi faire ?
Une voiture s’engage sur le sentier fermier. Ce sont les propriétaires avec leurs enfants.
— Bonsoir, nous nous sommes égarés. Nous pensions pouvoir nous mettre à l’abri pour la nuit sous votre hangar mais l’affaire semble complexe et nous ne savons pas où dormir.
— Si vous le souhaitez, j’ai un local que les travailleurs saisonniers utilisent, il y a le chauffage et l’eau courante, vous pouvez l’utiliser pour la nuit.
Notre bonne étoile ne nous lâche pas. On installe notre couchage dans cette petite pièce à la température estivale. Le paysans revient nous voir avec de quoi dîner, il nous explique que lui et sa famille ne seront pas présents pendant la nuit et qu’ils ne reviendront que dans l’après-midi le lendemain, nous n’aurons qu’à fermer la porte en repartant ; nous le remercions encore pour sa générosité. Le lendemain, la pièce est mouchetée de perles de sang, Shenzi est en chaleur. Je nettoie toutes les traces de son passage pendant que Camille laisse un mot de remerciement à cette famille qui nous a offert de dormir au chaud. Il est temps de rejoindre la ZAD.
Jouir de son réseau
Camille est dans un sale état aujourd’hui, nous essayons maintenant de rentrer le plus rapidement possible chez nous mais ses crampes d’estomac ne nous permettent pas de voyager. Notre cheminement nous ramène là où nous aurions pu côtoyer les geôles de la gendarmerie. Camille est épuisée et il faut l’abriter. Tentons notre chance chez celui qui nous a déjà accueilli. On achète une bouteille de vin dans ce qui semble être la seule boutique ouverte en ce jour férié. Lorsque nous frappons à sa porte, il est d’abord surpris en ouvrant la porte puis nous rassure, nous sommes à nouveau les bienvenus. Camille ne tarde pas à aller se coucher, un seau posé près du lit. Je me retrouve donc en tête à tête avec notre hôte, autour de notre bouteille, nous discutons de nos passés. Il m’explique ses années de rue à Paris, l’époque où il volait des ordonnances pour trouver les produits qu’il cherchait, les galères du quotidien, sa vie de solitaire et ses quelques techniques pour éviter les galères de la rue. Il sort un emballage soigné de sous un vieux meuble de bois. Ça fait longtemps qu’il a décroché, il garde ça au cas où, comme une épée de Damoclès, de quoi faire un garrot, des seringues propres, une cuillère. Il y a des erreurs qu’on paye parfois toute sa vie. Je rejoins Camille, songeur.
Cette fois encore le sol de notre chambre à coucher est souillé, un parquet qui n’a pas dû être vernis depuis un moment. Enlever toute trace du passage de Shenzi s’avère cette fois impossible, j’avoue cela à mon hôte, gêné. Mais il affirme qu’il n’y a pas de problème, j’ai fait ce que j’ai pu pour les rendre le moins visible possible. Il est temps de rentrer chez nous, Camille n’est pas au mieux de sa forme mais pense pouvoir tenir le coup. Nous rejoignons Notre-Dame-des-Landes en fin de journée, la nuit tombée.
Parole de clébard 6.0
« De la flotte, à perte de vue… bon elle est imbuvable mais tout de même, devant cette immensité je cours dans tous les sens. Les vagues m’impressionnent et je prends soin de n’avancer que là où je garde pattes. Et ce sable, on y creuse des tranchées sans se fatiguer, la terre est meuble et révèle des parfums inconnus, exotiques. C’est la première fois que je vois un truc pareil et là j’y ai le droit pendant plusieurs jours ; on fait des randonnées chaque matin à travers toutes sortes de paysages. Bon c’est sûr que je suis un peu jalouse de l’autre femelle mais c’est une gentille fille avec qui je m’entends bien, ça m’embête de le reconnaître. En plus ces derniers temps il passe son temps à me rapporter des os couverts de viande, il doit essayer de se faire pardonner. Parfois il traîne avec des gens dont je me méfie, même s’il ne suit pas toujours mes conseils j’ai confiance, et face aux autres il a l’air sûr de ce qu’il fait. Une fois de retour avec les copains, je leur raconte mes incroyables vacances. Ces aventures m’ont émoustillée, et je me sens particulièrement séduisante ces derniers temps, je pourrais me laisser tenter par quelques folies. »
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