La misère d'en face
Nous sommes mi-juin, j’ai décroché un entretien d’embauche pour animer une colonie d’adolescents en Angleterre. Deux problèmes se posent alors à moi. Que faire de Shenzi si j'obtiens le job et, plus complexe encore, comment me rendre à l'entretient d'embauche ? J'ai quarante huit heures pour arriver au rendez-vous à Toulouse, c'est à plus de mille bornes de Liège et je n'ai pas un rond. Après avoir fait le tour des copains, la bête et moi quittons notre loge avec un fond de tabac, un fromage, un paquet de pâtes et quelques croquettes.
Je ne reverrai jamais plus ce vieux bâtiment bariolé autrement qu'en photo, mais ma famille s’est agrandie.
De retour sur les chemins bitumés, je n'ai qu'une vague idée de l'itinéraire qu'il me faudrait emprunter pour me rendre en Occitanie.
Nous somme à cent soixante bornes au nord de Luxembourg City, ce n’est qu’un petit détour et je n’ai jamais passé la frontière luxembourgeoise. Shenzi à beau tenter d'amadouer les automobilistes de sa langue pendue, rien n’y fait, nous marchons en conséquence.
Mes chaussures ne tiennent d'ailleurs pas le coup et libèrent à la vue de tous mes doigts de pied charmants.
Je prends donc l'après-midi pour jongler devant un super-marché et améliorer mon capital. J'en retire de quoi m'acheter une paire de chaussures dans une boutiques de vêtements d'occasion que j'ai repéré plus tôt, accompagnée d'un beau morceau de fromage. La paire peu chère mais trop petite ne tiendra pas la centaine de kilomètres qui me sépare encore de la grande ville. J’arrive donc toujours plus mal chaussé dans la capitale du Grand-Duché de Luxembourg et je tranche sérieusement avec le code vestimentaire des autochtones, costards et jupe d’été partout. J'erre avec ma chienne sans laisse à travers les vitrines luxueuses, désespérant de trouver un abri pour la nuit.
Le sac sur le côté, nous sommes assis, elle au sol moi sur un banc, scrutant les passants à la recherche d’une étincelle.
Ne manquant jamais un rendez-vous, elle se présente sous la forme de deux hommes: ils rient et chantent en faisant des allers-retours dans la largeur de la chaussée ; un sourire est partagé, deux ou trois politesses et nous voilà à discuter :
- Vous avez l'idée d'un endroit où je pourrais passer la nuit ce soir ?
- Il y a une auberge de jeunesse mais si t'es à sec... T’as quelque chose contre la brune, la rabla ?
- Perso, j’y touche pas, mais je n’ai rien contre les gens qui consomment.
- Alors si tu veux, tu peux dormir chez moi, pas de problème pour ton chien, mais d’abord on doit passer prendre un truc.
Nous passons la gare, on m'explique qu'autour, c'est le quartier dédier à la prostitution et à la vente d'herbes. Nous franchissons encore un pont.
- Attends-nous là, il y a des seringues partout après, on arrive.
Nous n’attendons pas longtemps avant de les revoir et partons tous ensemble en direction de notre abri commun. Mais il faut s'arrêter quelques minutes, cachés des regards indiscrets, ils s’injectent la substance, incapables d’attendre plus longtemps. Tous deux m’expliquent être dans la came depuis un moment, l’un n’est ici que pour ça, ici l'herro. est de bonne qualité et moins chers qu'en France. Il a une fille quelque part en France qu’il ne voit jamais, comment le pourrait-il ? Il dit ne pas tenir 10h sans son produit. Partir si loin, sans être assuré de trouver ce qu’il faut sur place, non ce n’est pas possible. C’est dans la maison de l’autre que nous arrivons, ou plutôt celle que son père le laisse occuper. À l’intérieur il n’y a que très peu de meubles, rien qui puisse avoir une valeur particulière, pas d’ordinateur, pas de télé ou même de radio, ils ont presque tout vendu ou échangé. Reste le sofa, deux armoires, deux lits, des plaques chauffantes et un frigo vide Il n’y a rien dans le frigo et ce n’est guère mieux dans les placards. Je donne à manger à Shenzi et leur propose de nous préparer à dîner. Ok, ce sera donc pâtes au fromage sans sel ou graisse ajoutés. L’un d’eux a prêté attention à l’état de mes chausses et m’offre une seconde paire qu’il avait sous la main, on nous montre notre chambre et j'ai même droit à des draps propres.
- À quelle l’heure veux-tu te lever demain matin ?
- Je ne sais pas trop, entre 9 et 10h, je vais essayer d’attraper un train pour la France.
Aux alentours de 7h, je me réveille en sursaut.
Shenzi grogne et quelqu’un tambourine à ma porte.
C’est le luxembourgeois, nous devons partir maintenant, il est en manque. Pour nous rendre plus rapidement au centre ville nous fraudons un bus ; l’homme mendie auprès de chaque passager, il est visiblement dans un sale état alors que les usagers restent dans leur torpeur embrumée de cette fraîche matinée. La situation me met mal à l’aise et de toute façon le gaillard ne nous accorde plus beaucoup d’attention, il n’a plus qu’une obsession. Le bus arrivé, je prends congé avec un pincement au cœur.
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