Les Châteaux meurent aussi

5 minutes de lecture

Les Châteaux meurent aussi.

 

L’effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser dans une douce mélancolie. Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais ; et nous revenons sur nous-mêmes.

Diderot, Salon de 1767.

 

De mon temps, la dernière mode, c’était les ruines. On en déterrait des brassées et si l'on n’avait pas l’heur d’en trouver à son goût, on en construisait des imitations parfaites que l’on traitait avec autant de soin et de vénération. Tout jardin idyllique se devait de présenter une marque, quelle qu’elle soit, de l’éphémère et périssable marche de l’humanité, afin de nous rappeler à tous combien nous étions peu de choses et que d’ici quelques siècles, plus personne ne se souviendrait de nous. Je ne fais pas exception à la règle. La poétique des ruines me rassurait, même : je me sentais ainsi préparé aux plus grandes catastrophes. Hélas, je devais bientôt apprendre que les exemples nous instruisent bien plus que les préceptes.

Dans mon ciel aimé s’accumulèrent tant et tant de nuages que je ne distinguais plus mon ombre. Je passai entre les feux et les furies ; je regardai trembler les piliers du temple en craignant de voir bientôt son plafond, pierre à pierre, me tomber sur le crâne. Je vis choir les hommes et les têtes comme s’écroulent nos cabanes d’enfants. L’on m’emprisonna, longtemps, et je crus mon heure arrivée. Je ne sais pourquoi, mais j’en réchappai. Je repris mes travaux. Mais quelque chose avait changé.

S’il est une idée dont je ne me puis me départir, depuis, c’est que les châteaux sont finalement aussi fragiles que les êtres. J’ai travaillé sans relâche à leur sauvegarde, mais j’avais sans cesse un poids spécial sur mes épaules en voûte – un fardeau que nul homme, s’il n’est férocement philosophe, ne devrait être condamné à porter. La plupart de mes semblables peignent, écrivent ou construisent pour s’inscrire dans le temps qui passe, pour laisser une trace et ne pas disparaître, surtout ne pas disparaître, après leur trépas. Ils œuvrent pour qu’on se souvienne d’eux.

Moi, je me dis parfois que les traces qu’on laisse sont plus éphémères encore que nous-mêmes.

Les châteaux meurent aussi. J’ai vu en rêve des jeunes filles vêtues de blanc danser autour d’un obélisque brisé comme on danse sur la tombe des vaincus de guerre. Je ne sais pas si l’image tient du songe ou du cauchemar : la cruauté est celle du temps qui passe, de l’eau qui creuse, goutte à goutte, son sillon dans la pierre ; non pas celle des hommes qui, d’une façon ou d’une autre, à leur manière destructrice, ne font que suivre la marche des choses.

Les peintres et graveurs de danses macabres n’ont-ils pas l’étrange manie de remplacer les gens qu’ils représentent par des squelettes au sourire béat ? Il me semble parfois être atteint d’une maladie semblable lorsque je déambule dans les longs couloirs des vieux palais royaux. Je ne rêve que de pallier à leur nécessaire destruction, de les percer, les repeindre, de les métamorphoser assez pour qu’ils survivent, le plus longtemps possible, à leur destin inéluctable. Mais, malgré mes efforts et ceux de mes successeurs, je sais qu’un jour viendra où les murs que j’ai tant chéris s’effriteront à leur tour, ouvrant vers le ciel d’impossibles et disparues frondaisons. La pluie ruissellera, les orages feront trembler les fondations, et les trésors des siècles accumulés – tableaux, livres, sculptures – finiront noyés dans l’indifférence.

Je n’en veux pas aux hommes de demain pour avoir laissé mourir ce que j’ai le plus admiré : je sais qu’ils traverseront leurs propres révolutions et qu’en pleine tempête, on pense à soi avant de penser au reste.

J'ai compris, pour avoir pleuré tant de pierres, que l’Histoire est un deuil comme un autre. Je ne trouve rien de plus triste ni rien de plus beau que l’herbe qui se met à pousser, malvenue et plus forte que tout, entre les interstices des pierres abandonnées.

Et je sais surtout que plus tard, bien plus tard, au terme de toutes mes apocalypses mentales, des silhouettes sortiront de terre, pauvres gens en haillons, avalés puis vomis par l’abîme. Je les vois presque distinctement dans mes rêves : sur la terre  incendiée par le feu des hommes, ils font leurs premiers pas, hagards, maladroits. L’un d’eux s’arrête pour sentir le soleil, comme intimidé, effleurer tristement sa joue. Un autre, brisant un bâton pour la route pour s’en faire une canne de fortune, suit les restes d’un chemin qui va il-ne-sait-vers-où. Ils ne pensent à rien, sinon à vivre. Leur Odyssée, si modeste soit-elle, n’en est pas moins considérable que celle de l’Ulysse aux milles ruses que représentaient les statues antiques de mes jardins. Chaque bosquet renferme un inconnu, peut-être une menace ; chaque étranger croisé pourrait peut-être, en vertu d’une guerre oubliée ou de je ne sais quel besoin premier, leur sauter à la gorge ou les remercier d’exister. J’aimerais parfois me retrouver parmi ces pionniers de l’absurde, qui marchent solitaires vers les plus grands précipices…  Vomis par la terre, crachés par les villages alentours, ils erreront de plus en plus loin, en quête d’espoir et de vivres. Peut-être cherchent-ils pourquoi ils vont, toujours ; pourquoi l’horizon leur parle de regrets et de jours non vécus.

Un soir, épuisés, endeuillés peut-être de ceux qui n’ont pu aller aussi loin, ils verront le crépuscule se heurter à des colonnades en miettes. Elles sont encore debout par on ne sait quel miracle, mais les gravats à leurs pieds rendent leur exploration longue et dangereuse. La nuit tombe. Ils allument un brasier et, adossés contre les murs verdis de mousse, effarés, ils attendent, en se racontant des histoires. L’un d’eux aperçoit un fantôme dans les décombres – son cri meurt dans l’écho, sous les étoiles muettes. Il scrute l’ennemi, prêt à se battre ; ce n’est pas un fantôme, mais une main de marbre qui s’est posée là, comme si elle attendait la caresse du premier qui passe. Le pauvre diable l’effleure du doigt : elle est froide et pourtant, elle lui semble vivante, comme prête à le saisir. Il en conçoit un long et délicieux frisson.

À l’aube, les ombres projetées révèlent de nouvelles présences : des statues d’hommes et de femmes, par quarts, par moitiés, par morceaux, ont été semées là comme si un dieu capricieux avait jeté ses jouets avant de partir. Dans leurs yeux, entre leurs paumes, un rien de beauté perdue. Ils voudraient n’y voir que des morceaux d’orgueil sculpté, idoles détruites d’un autre temps, mais ils sentent que c’est peut-être plus que cela. Alors ils hésitent, voudraient repartir, ont quelque scrupule à tout laisser là, de crainte qu’on ne détruise et qu’on ne pille ce qui déjà a été pillé et détruit cent fois. Ils se promettent, en leur for intérieur, de revenir. Pour mieux voir, pour comprendre. L’effrayé d’hier emporte avec lui la main de marbre comme si elle était le vestige d’une femme aimée autrefois.

La Rochefoucauld disait que l’on parle peu dès lors que la vanité ne nous fait pas parler. C’est peut-être ce qui me plaît tant chez les ruines : elles ont le bon goût de se taire. Elles ont perdu le clinquant des beaux jours et dans les cours éventrées, statues en morceaux, fresques délavées, fragments de toile coincé sous la pierre sont autant de cicatrices vivantes qui nous rappellent la force de création des hommes.

Alors non, je ne crains plus rien. J’ai posé la main sur le mur blanc et poli du palais où mes pas résonnent. Peut-être que les palais que j’aime seront plus beaux de n’être que des ruines. 

Annotations

Vous aimez lire Alphonsine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0