THROUGH THE LOOKING GLASS
Paddington flat.
Assise sur le canapé, ordinateur portable posé sur la table basse, Law consulte internet. Elle tente de recueillir un maximum d'informations concernant la famille de sa cliente. Félicia s’assoie à ses côtés et lui tend un mug de thé.
— Merci, ma belle.
— Qu'est-ce que tu cherches ?
— Des renseignements sur les Montgomery. Figure-toi que cette chose qui te sert de miroir, appartenait à ces gens. Et notre cliente veux s'en emparer .
— Qu'elle le reprenne, je m'en fous, toutes ces breloques appartenaient à mon père. Celui-là même qui m'a reniée. C'est ma tante qui s'est arrangée pour que j'en hérite. Vraiment, je m'en fous.
À ce moment-là, un verre, posé sur le meuble enfilade, bascule dans le vide pour éclater en mille morceaux. Les deux colocataires se regardent, dubitatives.
— Tu ne m'avais pas dit que tu avais un don de télékinésie, lance Félicia, d'un air moqueur.
— Ah non. Je pense plutôt que l'habitant du miroir ne veut pas que tu te débarrasses de lui. Il t'aime bien, on dirait. T'es obligée de garder ce foutu machin sur le mur ?
Félicia regarde Law, flattée, puis tourne la tête vers l'objet :
— D'accord, je te garde, mais arrête de faire tomber des verres par terre. J'en ai assez de faire le ménage. Je parle à un miroir, tout va bien.
— Tu n'es pas cinglée. Je pense être bien plus atteinte que toi. Le loufoque, j'en ai fait mon job.
— Sois sûre, ma chérie, que tu es la personne la plus normale que je connaisse en ce monde ! Je dirais même que ta profession tombe sous le sens. Si tu savais ce que je me coltine à Ste Mary's, finalement un quidam dans un miroir, c'est banal.
*
Paddington flat. Night.
En entendant un bruit, Law se réveille en sursaut, se redresse dans son lit, puis écoute attentivement. Rien. Le silence. Intriguée, elle va dans le salon et chuchote :
— Felicia ? C'est toi qui fais tout ce boucan ?
Son amie dort à poings fermés. Personne dans l'appartement, à part les deux colocataires. Law resent pourtant une troisième présence. Soudain, elle aperçoit quelqu'un dans le miroir, se retourne, scrute la pièce : néant. Elle se fige face à l’objet.
— Il y a vraiment quelqu'un de l'autre côté de cette chose ?! La vache, c'est quoi ce truc ?
Law a toujours été d’une nature incrédule. C'est sans doute pour cela qu'elle est douée dans ce métier. Si enquêter sur des phénomènes étranges peut être vraiment considéré comme un métier. Pour elle, la règle est simple : cause égal conséquence. L'étrange n'est qu'une illusion, un enrobage. Tout s'explique. Mais à cet instant, la jeune femme se sent peu fière. Son foyer commence à prendre de faux airs de Chambre 1408. À tout moment, elle appréhende de voir Samuel L. Jackson apparaître à côté de son reflet, whisky à la main et sourire narquois. Peu rassurant. C'est difficile de ne pas basculer dans le délire, lorsque l'on côtoie constamment l'irrationnel. Finalement, Law s'en sort bien, malgré quelques rares épisodes d'égarement.
*
Bethlem Royal Hospital.
Law n'a jamais aimé ce genre d'endroit et ce « Royal Hospital » la faisait doucement rire.
Royal, pour une place comme Bethlam, c'est du foutage de gueule ! Mais, oui, je sais, tout appartient à la reine d’Angleterre ! Même la folie, tiens...
Beaucoup cachent leur pathologie, de peur d'y être enfermés. Ce monde où des fous enchaînent d'autres fous. Finalement, la jeune femme représente l'une de ses facettes, enquêtant dans un univers étrange, dégénéré, incohérent. Law a rendez-vous avec un ancien collègue de Félicia, qui y travaille depuis peu. « Facile à corrompre, si on peut dire », lui avait précisé sa colocataire.
— Louise Montgomery était une véritable sociopathe, mais c'est la mère qui fut internée. Après la disparition de son mari et la mort de son frère, Suzanne Montgomery avait sombré dans la démence. Elle se suicidait deux mois après son internement. Dieu seul sait ce que Louise lui avait fait subir.
Cette information, Law s'en doutait déjà, mais elle avait besoin d'une confirmation pour valider une de ses théories. Il manquait cependant un élément afin de tout relier, ce qui avait le don d'irriter l'ex-inspectrice.
Maison, thé, dodo et demain j'y verrai plus clair, se dit-elle en sortant de cet endroit lugubre.
*
Louise monte les escaliers avec un plateau repas. Elle entre dans la chambre de sa mère, encore dans son lit à une heure si tardive de la matinée. La jeune fille pose l’accessoire sur la table de chevet puis avance vers la fenêtre, afin de tirer les rideaux.
— Il vous faut de la lumière, chère mère, dit-elle d'une voix mielleuse, dissimulant à peine l'ironie.
Louise ressort de la chambre puis se rend dans le jardin. Les graines qu'elle a plantées avec son oncle se sont transformées en superbes fleurs. Louise les regarde un instant, puis se dirige vers un lopin de pavots ayant perdus leurs pétales, s'arrête devant, puis sort de sa poche une petite boite contenant de petit ciseaux et une lame de rasoir.
*
Paddington. 4 AM.
Law ne dort pas. Elle guette, assise sur le sofa comme un chat attendant la souris cachée dans son trou. Le miroir qui était accroché à la verticale, sur la gauche du buffet enfilade, est maintenant accroché à l'horizontale, à hauteur du regard. Juste en face des étagères à livres au dessus du canapé. Soudain un ouvrage tombe à côté de la jeune femme. Law se lève pour observer l’intérieur de l’objet infernal, qui semble la fixer, attendant sa réaction.
— Je sais que tu es là.
Aussitôt, elle y voit apparaître, une silhouette. Figée, Law attend de voir ce qu'il va se produire. L'ombre prend un roman sur l'étagère, puis le laisse tomber. L’enquâtrice se retourne et constate qu'il y a deux bouquins sur le sofa.
— Tant que tu ne me les jettes pas à la gueule...
Ce petit jeu dure depuis trois nuits, déjà. Mais Law n'a pas encore trouvé le moyen de communiquer avec l'hôte de ce reflet d'un autre monde.
*
Hyde Park.
Ren et Law prennent leur petit déjeuner de bonne heure, à la terrasse d'un salon de thé, dans Hyde Parc.
— Y'a quelqu'un enfermé dans le miroir de Felicia.
— Le miroir de Madame Montgomery, tu veux dire.
— Il est à Félicia, en attendant. On ne va pas le donner de suite à notre cliente. Pour peu que madame Montgomery et Louise soient une seule et même personne...
— Louise ?
— Oui, je te raconterai, pour le moment je n'ai aucune certitude.
— Quelle histoire, Law... Mais on fait quoi avec le « fantôme » enfermée dedans. Si c'est réel, je n'ose imaginer l'enfer de vivre bloqué comme ça ! Et depuis combien de temps ?...
— Près de huit décennies. On va se ridiculiser, si on va à la police avec cette théorie ! Il faut régler ça soi-même.
— Oui ! Allons sortir cette personne de sa prison de verre !
Law regarde Ren et prend une gorgée de thé, en acquiesçant. Mais pour ce qui est du comment, la question reste ouverte. Les deux jeunes femmes s'enfoncent dans leurs pensées, le nez dans leur tasse.
*
Louise, debout près du bureau de son oncle, regarde le miroir sur le mur d'en face. L'homme s'y reflète. Il se relève et jette un regard horrifié en direction de sa nièce. La jeune fille sourit en caressant de son pouce, un objet, qu’elle porte autour du cou : un hibou entourant un crâne de ses ailes.
*
Paddington. 3 AM.
Endormie sur le canapé, Law se réveille en sursaut. Prise d'une révélation, elle se jette sur son ordinateur portable.
— Ah Puch.
Passionnée depuis l'enfance par les légendes et les contes amérindiens, l'ex-inspectrice est fière de sa trouvaille. La jeune femme prend précipitamment son cellulaire pour appeler Ren, qui lui répond, somnolente :
— Mais t'es sérieuse...
— Le dieu des morts ! Chez les Mayas, représenté par un hibou ou une tête décharnée. Ça ne te rappelle rien ?
— À cette heure-ci, pas grand chose...
— Madame Montgomery portait un pendentif de ce style : un hibou dont les ailes entouraient une tête de mort.
— Si tu le dis...
Law raccroche brusquement. Sa collègue regarde son mobile, l'air de dire : « Elle est barge », avant de se recoucher. L'ex-flic entre en trombe dans la chambre de Felicia, puis se jette sur elle pour la réveiller.
— Félicia ! T'as des origines africaines, tu dois connaître un peu les machins vaudou...
Félicia sort mollement sa tête de sous la couette et tout aussi mollement se tourne vers Law, en lui lançant sur un ton engourdi par le sommeil :
— C'est quoi ce cliché de merde ? Bon sang, Law, la moitié de ma famille...
Law lui coupe la parole.
— On s'en fout ça. T'as bien une grand-mère qui te racontait des histoires ?
— Ma grand mère était blanche, elle me lisait Alice aux pays des merveilles... et l'autre là...
— De l'autre côté du miroir.
— C'est ça. Bon tu veux savoir quoi que je puisse dormir ?
— Si une personne est enfermée dans un miroir, on fait comment pour l'en sortir ?
Félicia se relève lentement dans son lit, allume la lampe de chevet, puis se lance dans une longue tirade explicative en gesticulant tel un chef d'orchestre.
— Je ne sais pas pour le vaudou, mais en science fiction on mettrait deux miroirs - même taille, même poids - l'un en face de l'autre et la personne devrait se matérialiser au centre... enfin, entre les deux, tu vois. Basé sur le principe d'équivalence « Lavoisier », en gros pour deux masses à chaque extrémité d'une balance, afin de rééquilibrer il faudrait extirper la masse de trop, et la placer au centre, mais ça c'est en théorie.
Ce que Félicia venait d'énoncer n'aurait pas vraiment le moindre sens pour un néophyte, mais Law et le bizarre, c'était un mariage de longue durée, pour ainsi dire, une seconde nature.
— C'est pas mal comme théorie. Merci !
Law se rue hors de la chambre de Felicia.
— À ton service M'dame. Vaudou. Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre...
Felicia se recouche. Quand sa colocataire est dans cet état, inutile d'insister pour comprendre. Il faut répondre à ses questions le plus simplement possible et ne rien demander en retour. Surtout pas d'explications.
Même si, en temps normal, elle déteste ça, pour réfléchir, Law a besoin de courir. Se vider la tête. Dans ce cas, rien de mieux qu'une bonne nuit fraîche aux rues vides et paisibles.
*
W. Agency . Victoria. 8 PM.
Law entre avec un miroir relativement semblable - pour ce qui est du poids et de la taille - à celui de Félicia et le pose contre le mur à côté de son bureau. Elle s'installe dans le canapé de la pièce à côté - le salon où elle fait parfois la sieste après une nuit blanche - puis attend que la nuit tombe.
Londres passe progressivement à la vie nocturne. L’enquêtrice se lève brusquement et sort de l'agence. Elle entre dans un pub pour commander une bière qu'elle ne boit pas. Le patron s'assoit à sa table, silencieux. Il la regarde dans les yeux. Law esquisse un sourire en coin. Ce petit rituel dure depuis quelques années déjà : cette bière c'est pour leur ancien collègue, décédé en service. Neil a miraculeusement survécu, mais non sans séquelles. Aujourd'hui, il tient un pub, qu'il a acheté avec l'argent qu'il a mis de côté, sa pension d'invalidité, la tirelire des collègues et un petit crédit contracté au nom de sa femme. Cet homme est l'une des rares choses que l'ex-inspectrice n'a pas oubliée de son passé ombrageux.
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