Les enfants d'Aurélie
Je fais les cents pas dans la chambre, les bras croisés et une mains posée sur mon menton. Mon époux, qui est déjà assis sur notre lit, me demande :
- Qu'est-ce qui vous tracasse ?
- Avez-vous remarqué la façon dont Aurélie observe Calandra depuis son arrivée ?
- Je crois que ça n'a échappé à personne. . .
- Elle la fixe avec incrédulité et espoir à la fois, comme si elle avait du mal à croire en quelque chose qu'elle reconnait pourtant en elle. . .
- Elles se seraient connues, selon vous ? Pourtant, notre nouvelle médecin ne la regarde pas de la même façon.
- C'est peut-être parce qu'Aurélie est la seule à s'en souvenir. . .
- J'ai du mal à suivre votre raisonnement, m'avoue Mathieu.
- C'est simple, lui expliqué-je en venant m'asseoir à ses côtés. Nous sommes d'accord que pour qu'une femme soit la nourrice de qui que ce soit, elle doit avoir de quoi le nourrir.
- Oui. . .
- Nous sommes aussi d'accord qu'un nourrisson ne se nourrit que de lait.
- Oui. . .
- Il faut donc qu'une femme ait du lait à donner à l'enfant pour être sa nourrice.
Le duc de Westforest approuve mes dires d'un hochement de tête.
- Or, pour avoir du lait, une femme doit aussi avoir un enfant, sans quoi sa poitrine ne contient aucune nourriture.
Les yeux de mon mari s'écarquillent. On dirait qu'il commence à réaliser. . .
- Où est donc l'enfant d'Aurélie ? finissons par dire en même temps.
- Bon sang ! Comment n'ai-je pas pu me poser cette question plus tôt ? s'interroge le jeune homme en se frappant le front. Si je comprends bien, Calandra pourrait être ma soeur de lait selon vous ?
- C'est une possibilité à laquelle j'ai réfléchi, mais je ne peux rien affirmer sur une simple supposition. Il nous faut des preuves.
- Je ne comprends pas. . . Pourquoi Aurélie ne nous a-t-elle pas élevés ensemble, comme le font toutes les autres nourrices ?
- Je l'ignore. Il n'y a qu'elle qui détient la réponse à cette question.
- Il faut que je le lui demande. J'ai besoin de savoir, déclare-t-il en se levant.
J'attrape sa main pour l'empêcher de s'éloigner davantage et lui dis :
- Il est tard. Reposons-nous, pour l'instant. Nous interrogerons Aurélie demain.
Il semble hésiter pendant quelques secondes, mais finit par se rasseoir en poussant un soupir. Je pose ma main sur son épaule dans un geste de soutien et de réconfort. Il m'adresse un petit sourire triste et serre ma main dans la sienne tout en posant sa tête sur mon épaule. Je passe mon bras autour des siennes et le berce à nouveau en fredonnant la chanson de mon enfance.
*
Le lendemain matin, une fois le petit déjeuner achevé, je dis à Calandra :
- Préparez-vous. Nous partons bientôt pour le village.
- Oui, madame, dit-elle en se levant pour quitter la salle à manger.
Quant à moi, j'aide notre dévouée servante à débarrasser la table et la suis dans les cuisines, accompagnée de mon époux. Une fois arrivée dans le bâtiment, elle pose les couverts sur une table et demande à Mathieu :
- Qu'y a-t-il ? Ce n'est pas dans vos habitudes de me suivre jusqu'ici.
- J'aimerai te parler d'une chose. . .
- Qu'est-ce que c'est ? demande-t-elle en plongeant les assiettes sales dans un bac d'eau.
- Pourquoi n'ai-je jamais connu ton enfant ?
La domestique se fige et ses yeux s'écarquillent. Elle dit ensuite avec un rire nerveux :
- Je ne m'attendais pas à une telle question. . . Elle est peu tardive, non ?
- Réponds-moi, s'il te plait. J'ai besoin de savoir ce qui est arrivé à ma soeur de lait.
- Qui vous dit que c'est une fille ?
- Linaë a déduit de la façon dont tu la regardes que Calandra pourrait être ton enfant. Est-ce que tu confirmes ?
Un long silence s'installe, durant lequel Aurélie semble plongée dans de douloureux souvenirs, puis elle finit par lâcher :
- Je l'ignore. Je n'ai pas revu mon enfant depuis qu'elle était un nourrisson.
- C'est donc bien une fille ?
Elle hoche la tête en silence, les yeux fermés.
- Que s'est-il passé ? lui demandé-je.
- J'ai été désignée comme nourrice pour le second prince de Forestisle, mais on voulait que je ne me consacre qu'à lui, que je n'ai aucune autre priorité dans la vie, alors on m'a enlevé mon enfant pour s'assurer que ce soit le cas, en me promettant qu'elle serait placée dans une bonne famille bourgeoise afin qu'elle ne manque de rien. J'étais déchirée à l'idée d'être séparée de ma petite fille, mais je ne pouvais qu'obéir car à la moindre contestation, on en aurait toutes les deux payé les conséquences. . .
Je sens mon coeur se serrer dans ma poitrine. Je ne peux imaginer la douleur qu'on doit ressentir en étant séparée de force de son propre enfant !
Une larme coule sur la joue de la vieille femme. Nous nous précipitons aussitôt à ses côtés et l'enlaçons pour la réconforter.
Elle esquisse un triste sourire et nous rend notre étreinte en nous disant :
- Diane m'a enlevé un enfant, mais elle m'en a donné quatre autres à aimer. . .
Nous lui rendons son sourire, touchés par ses paroles.
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