Revanche

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Il est huit heures du soir, je suis crevé, je bois un café. Et alors ? Moi, je dors avec du café. Je suis sûr qu’il y a des milliers de personnes qui boivent du café pour s’endormir. Il y en a bien qui écoutent du hard rock pour les mêmes raisons, c’est un peu pareil non ? Je sais pas moi, je dis juste ça comme ça, j’y connais rien au hard rock, et encore moins en musique. Moi, je ne sais rien de la musique et les autres, ils ne savent rien du café. Point.

N’empêche, le problème, avec le café, c’est que la tasse ne se lave pas toute seule. Un lave-vaisselle ? Mais vous êtes totalement fou. Je vis seul, je n’ai pas besoin de lave-vaisselle. L’investissement est de taille pour un pauvre homme comme moi, surtout pour laver une tasse à café. Il suffit d’aller à la cuisine, se diriger vers l’évier, prendre une éponge, l’asperger de liquide vaisselle, rincer à l’eau chaude la tasse à café, enlever les taches tenaces avec l’éponge, recommencer autant de fois que nécessaire jusqu’à ce que la tasse soit propre, essuyer l’objet, le ranger, fin de la tâche. Était-ce si compliqué ? En plus je peux en profiter pour nourrir mon petit hamster. Bonjour toi ! Comment ça va ? Gouzi Gouzi. Oh tu as faim mon petit Nougat.

Tiens, un petit bout de fromage. Bon appétit. Je retourne dans le salon, je pars me lobotomiser le cerveau pour regarder un film d’horreur. Non pas le genre, la qualité, horrible. C’est beaucoup plus effrayant, parce que toute la réflexion est écrasée par le pognon pour que ça passe mieux dans la petite tête des téléspectateurs. C’est d'ailleurs pour ça que ça se vend bien, pour se dire qu’on est pas les seuls à penser n’importe comment, pour se dire qu'on est pas les seuls couillons à penser à des trucs idiots. Au passage vous aimez le pognon ? Pas l’argent, le pognon, c’est plus brut, plus fort, je dirais même plus sensuel. Tu peux dire que tu embrasses ton pognon, alors que l’argent… Moi, si j’entendais quelqu’un dire qu’il aime son argent, je le prendrais pour un taré. Enfin bref, je regarde un film d’horreur pour me détendre et un café pour m’endormir.


« Sqqqwwwwiikkk ! »


Qu’est-ce qu’il a encore le Nougat ? Je lui ai déjà donné la bouffe du soir. Il va pas boire mon café non plus ? Les hamsters et le café, c’est comme l’huile et le vinaigre, ça fait jamais bon ménage. Son biberon est sûrement tombé et il est en train de faire une crise de larmes voilà tout. Allez, on retourne au film. En plus, c’était le moment où leur triangle amoureux à la con était en train de se défaire à cause de magie rose bonbon, un des pires moments du scénario. C'est délicieux.


« Squuwwwiiiikkk ! »


Ah non ! Je ne quitte pas mon fauteuil pour une boule de poils qui fait une crise d’hystérie parce qu’elle n’a pas son doudou liquide. Et n’allez pas dire que moi avec le café c’est la même chose. Moi, je suis autonome. Alors qu’un hamster, ça meurt rien qu’en foutant les dents dans un câble électrique. En plus je me suis éclaté le dos à bosser toute la journée sur une chaise en métal, alors j’ai le droit de poser mes fesses sur un truc confortable non ?


« Sqqwwiwiwiwiwiwiwwiikkkkkk ! »


TA GUEULE ! Putain c’est à ces moments-là que je regrette de ne pas avoir de télécommande pour éteindre les voix. Ou au moins des bouchons d’oreilles efficaces. Mais non, on ne sait pas inventer ça. On sait aller sur la lune mais on n’est pas foutu de couper court aux rituels de politesse absurdes parce qu’on ne peut pas se boucher les oreilles ou fermer son clapet. « Bonjour », « Vous voulez le ticket de caisse ? », « Vous souhaitez payer comment ? » , avec mon poing, ça dérange s'il atterrit dans votre face au lieu de la caisse ?


« Squwi-i-i-ick-ick-ick »


C’est bon t’as gagné. Je coupe le film, je te remets le biberon et je vais me coucher en maugréant toute la nuit sur à quel point un animal ça peut être con. La prochaine fois, je le boufferais en civet. J’ouvre la porte de la cuisine et j’allume l’interrupteur. Rien. Les plombs n’ont pas sauté pourtant ? Je vérifie dans le séjour. La lumière s’allume normalement. Je fouille un tiroir puis je prends une lampe torche. Nougat est toujours dans sa cage et son biberon est effectivement au sol. Je m’avance. Crouitch Crouitch. Qu’est-ce que… Du verre brisé ? Je lève ma lampe torche vers le plafond. Je m’en doutais ! De la camelote ces machins. L’ampoule a explosé ! La prochaine fois j’exigerais la gratuité. Et ils n’ont pas intérêt à me faire leurs blagues de merde là comme « Vous semblez un peu sous tension, monsieur. » s’ils ne veulent pas se prendre l’intensité de ma droite dans leur gueule.

Bref, je remets le biberon, prends des somnifères (nécessaire pour digérer le café) puis pars me coucher à l’étage. Enfin un moment de répit. Je m’enfile sous les draps chauds et m’endors. En théorie seulement, parce que pour bien pourrir ma soirée, je découvre qu’il y a des souris dans ma maison. Si ! Vous ne les entendez pas ? Dans les combles, des tapotements. Cela va me coûter tout mon fric ça ! Mon fric, pas mon pognon. Le pognon, ça ne dépense pas. N’empêche ! Je suis à deux doigts de faire des pièges à souris avec des grenades. A deux doigts ! Seulement, il me manque les grenades. Rien à faire, je ne peux pas m’endormir dans cet enfer ! Je jure que quand les poules auront des dents, j’en lâcherais partout chez moi pour qu’ils déchiquettent ces rats. Je sors de mon lit pour aller dans la salle de bain, au rez-de-chaussée. Je fouille pour retrouver des boulquiès. Dommage qu’on ne puisse pas en mettre toute la journée, ça nous permettrait d’éviter d’entendre certaines bêtises, comme la politique. Si je veux en savoir plus sur la politique, je demande à un politique voilà tout, ou à l’argent au moins, lui il sait ce qu’il veut.

Tiens, c’est bizarre cette odeur. L’évier reflue ? Non ce n’est pas ça. Cela sent la ferraille oxydée, le genre qui serait resté trop longtemps dans l’eau. D’où… Du sang ? Du sang qui coule sur le miroir ?

Je touche, la texture est épaisse. Pas besoin d’être un expert pour identifier ce liquide rouge. La petite coulée sort des jointures entre les carreaux entourant le miroir. C’est hallucinant que mes somnifères ait ses effets là. Par acquit de conscience, je suis à deux doigts de goûter pour être sûr de ne pas rêver. Il n’y a pas de goût dans les rêves. Des visions, des sons et des odeurs oui, mais pas de goût. Je regarde mes deux doigts pourprés pendant une seconde, deux secondes. Je les fourre dans ma bouche ; léger goût métallique, un peu énergisant, une pointe acide, mais surtout bien meilleur que le café. Verdict : je ne rêve pas.

Que dois-je faire maintenant ? Il fait trop noir pour tenter quoi que ce soit. J’attendrais le week-end voilà tout, et je colmaterais la fuite. Rien de grave. N’empêche, il faudra que je teste le café avec une larme de sang, je suis sûr que ça serait une tuerie ! En plus, il doit exister une infinité de saveurs de sang, comme il existe une infinité de saveurs de café. Je pourrais même monter un commerce avec ça, et quitter mon putain de boulot. Je pourrais rentrer en contact avec un médecin, ou même un vétérinaire, et nos savoirs combinés créeront la plus délicieuse boisson du monde. J’ai même le slogan : « Un café sang pour sang excellent ». Ne me reste plus qu’à trouver que le nom du produit. J’ai hâte d’être en week-end.


« Ding-Dong. »


Tiens ? Quelle heure est-il ? 23H30 ? Déjà ? Mais alors qui peut sonner ? Je sors de la salle de bain, reprends ma lampe torche et avance dans le couloir. Derrière la vitre de la porte d’entrée, pas d’ombre ou de reflets. J’avance à pas plus discrets encore. J’entends mon souffle résonner dans mes oreilles. Non, ce n’est pas mon souffle. Cela vient d’au-dessus. Qu’est-ce que cela peut-être ? Je ne veux pas voir ça. J’approche de la porte, le soufflement se fait plus fort, plus intense, plus vrombissant, voire plus mélodieux. J’approche ma main de la poignée. Je ne peux plus tenir, je dois voir ce qui se passe en haut. A trois je regarde en haut. Un. Frrrooooo. Deux. Froooooo. Tr-… Un énorme accordéon, qui traverse de part en part le couloir et frémit comme une énorme chenille qui gonfle et dégonfle au fur et à mesure des respirations. Elle rampe sur le plafond et sort par un trou qu’elle a creusé, lâchant des notes sporadiques par mouvements intermittents.

Je me précipite sur la poignée pour sortir. Trop tard, un autre énorme accordéon sort du sol pour essayer de se saisir de ma jambe. Sauter, courir. Se baisser pour en éviter un autre. Essayer d’ouvrir une porte. Comprendre qu’elle est condamnée. Courir vers la cuisine. S’armer d’un couteau. Transpercer un autre accordéon ; souffle de douleur. Sentir une prise sur ma jambe. Tomber à la renverse. Être suspendu au plafond par un autre accordéon. Voir la cuisine envahie par ces instruments, éclatant sol, murs et plafond. Se débattre en essayant de frapper le bras de mon geôlier. Abandonner. Être enserré par plusieurs accordéons. Se battre pour respirer.

Une ombre descend devant mon champ de vision ; un corps humain aux contours flous, d’où partent les dizaines d’accordéons qui lui servent de membres. Son visage plat est recouvert d’un brouillard perpétuel, d’où s’illuminent une bouche à la dentition parfaite et des yeux sans pupilles. Je tente de le frapper à la tête. Mon bras fend le vide, et le monstre voit sa bouche pris d’un spasme de rire. Il me demande :

« Tu aimes le hisss-sang n’est-ce pas ? »

Pas de réponses.

« Tu veux du hisss-sang ? Tu ne veux plus de hiss-café »

Son timbre change à chacune de ses phrases.

« Rejoins-moi.

— Rejoins-nous.

— Re-sang le souffle de ma voix.

— Tran-sang-de ta condition d’humain.

— Dé-tré-passe ton obsession au café.

— Sur-tré-passe ton instinct animal. »

Un de ses membres prend un objet. Une sorte de gros biberon, à taille humaine, rempli d’un fluide rouge.

« Voilà ton désir le plus cher.

— C’est le désir inscrit dans ta chair »

Il le laisse tomber. Je deviens fou. Me débat. Mords. Manger. Goûter le sang. Sentir le sang inonder le palais, parcourir veines et artères. Taire la morale, taire mon esprit. Manger. Boire.

« Enfin, tu re-sang, tu sur-tré-passe. »

Son visage disparaît. Ses bras se rétractent. Je tombe au sol. Main, approcher, biberon. Écroulé au sol. Noir. Mon corps ne bouge plus. Ma tête ne bouge plus.

Sur la porte d’entrée, des traces de pas à quatre doigts. Un bruit résonne :


« Squwi-ick-ick-ick-ick-ick. Squwwwwwiiii-i-i-i-ick. »


Et ce rire continua dans la longue nuit.

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