Proux le troll

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 Proux était un peu simplet. Vous me direz que c’est un euphémisme quand on parle de trolls, mais il ne brillait pas par son intelligence, même parmi les siens. Il aurait pu compenser sa bêtise par du muscle, hélas la nature s’était acharnée : des membres filiformes rattachés à un torse fluet, un visage allongé auquel on avait maladroitement collé deux immenses oreilles pointues, un regard d’ahuri, et une peau verdâtre pustuleuse. Non, Proux n’avait pas eu de chance. Notre ami troll vivait malgré tout sa petite vie tranquille au village.

 Il avait vu le jour dans ce même trou, perdu au milieu de la grande Forêt de l’Ouest. Proux n’avait jamais voyagé et ne se posait pas vraiment la question d’aller voir ailleurs. La forêt avec ses gros champignons, son village, les jeux de lutte, tout ça lui suffisait. Parfois le soir, le vieux Turnak s’asseyait à côté du feu, sur la place centrale. Il racontait des histoires de batailles et de guerres, des histoires où des trolls fendaient des crânes et faisaient rôtir les hommes dans leurs protections de métal. Proux buvait ses paroles et s’imaginait en héros, maniant sa masse et brisant des os comme un grand guerrier. Il allait ensuite se coucher, des étoiles plein les yeux, ses rêves envahis de fantassins en armures étincelantes joyeusement trucidés par une bande de trolls rigolards.

 - Gruk tak Proux, où files-tu comme ça sac d’os ?

 - Brek tak la vieille ! Je pars en chasse !

 - Tâche de ne pas cogner sur tes orteils avec ta masse le crétin !

 - Ah ah ! Tu me les masseras si tu veux croquer mon sanglier ce soir.

 Proux était habitué aux quolibets. Sur son passage, les rires fusaient, on le pointait du doigt et l'on se moquait. Fidèle à lui-même, il marchait fièrement, le dos droit, reniflant avec force la morve qui coulait de son nez crochu. Il répondait souvent aux insultes avec un grand sourire, retroussant ses lèvres vertes et dévoilant quelques dents gâtées. Proux n’était pas bien malin ni costaud, mais il était désarmant de simplicité. Si l’on accepte l’idée que des trolls puissent faire preuve de bienveillance, alors c’est sûrement de ça qu’il s’agissait : à leur manière, les villageois l’aimaient bien.

 Le jeune chasseur avait fabriqué lui-même sa masse, et il en était très fier. Une grosse pierre polie était fixée à l’extrémité d’un manche tordu en bois noueux. En fait de chasseur, le gibier n’avait pas grand souci à se faire. Proux suait et crachait rien que pour porter son arme, bien trop lourde pour lui. Il sortait pourtant chaque jour paré et déterminé, certain qu’il rapporterait une belle grosse prise et qu’il serait acclamé à son retour. Il rentrait bien souvent, hagard, tirant sa masse pesante derrière lui, un gros sac rempli de champignons jeté sur l’épaule.

 Aujourd’hui donc, Proux trainait ses grands pieds plats en direction de la forêt, son sac sur l’épaule gauche, et son arme broyant la droite. Il sifflotait nonchalamment en arrivant à l’orée du bois, au temps pour la discrétion du chasseur. Le soleil qui écrasait le village se faisait bien moins sentir dans le sous-bois, mais Proux suait déjà à grosses gouttes alors qu’il plongeait dans la végétation.

 Cela faisait quelques heures maintenant que le chasseur s’enfonçait dans la sylve. Les animaux fuyaient facilement à son approche. Le troll téméraire avait pris en chasse un lièvre dodu après que ce dernier l’ait fixé du regard, l’air provocateur. Un grand vacarme retentissait alors que le poursuivant soufflait comme un bœuf, courant et sautant par-dessus les racines, accrochant son arme et son sac aux branches. Par moment, le petit rongeur se retournait mesquinement, ses grandes oreilles dressées, et Proux crachait et jurait de plus belle.

 Après une dizaine de minutes de poursuite effrénée, ses poumons étaient en feu et la sueur lui brulait les yeux. Il décida de s’asseoir au pied d’un immense chêne pour reprendre son souffle. Sa masse contre le tronc, Proux passait son gros pouce vert à travers les trous de son sac de toile. Sa course dans la forêt avait laissé quelques accrocs qu’il lui faudrait recoudre de retour au village. Il commençait à se convaincre que quelques champignons feraient bien mieux l’affaire qu’un pauvre lièvre rachitique quand des bruits attirèrent son attention.

 Assis dans l’herbe, le jeune chasseur ouvrait de grands yeux ébahis devant l’improbable apparition d’un guerrier coiffé d’un casque à panache, engoncé dans une armure complète impeccable. Le temps sembla se figer. Le chevalier restait saisi de surprise, tout autant que le lièvre à l’arrêt, les oreilles dressées. Soudain, ce dernier bondit sous les bottes de métal et s’enfuit sans demander son reste. Proux agrippa fébrilement sa masse du bout des doigts et tenta de se relever. Face à lui, l’humain s’élançait en hurlant l’épée brandie au-dessus de la tête. Dans un éclair de génie tardif, le troll comprit qu’il n’aurait jamais le temps d’armer sa masse pour contrer la charge héroïque de l’épéiste. Reniflant profondément, il eut une dernière pensée pour tous ces champignons qu’il avait ramassés. Il aurait plutôt fait la sieste s’il avait su…

 Un grand vacarme résonna dans la forêt lorsque le pied du chevalier se prit dans une racine. Son cri de guerre s’étrangla dans sa gorge et l’armure fit un son de casseroles qu’on entrechoque. Proux admira la chute en connaisseur. Sa masse frappa le casque avec un bruit sourd alors que le noble combattant relevait son visage griffé, la bouche pleine de terre.

 Le soleil était couché quand le jeune troll rejoignit son village ce soir-là. Les habitants étaient déjà réunis pour festoyer autour du feu central. Au vacarme, les têtes se tournèrent curieusement vers l’entrée. Proux s’avançait, tirant un énorme sac de champignons et un chevalier de la Légion Blanche, un sourire béat aux lèvres.

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