9. Une cachette
Sans me laisser le temps de lui poser la moindre question, Damien saisit mon poignet, me tire derrière lui en oubliant que ma cheville me fait défaut. Je grimace, grince des dents et finit par lâcher un fin gémissement. Il s’arrête enfin, et s’excuse mais je l’ai bien compris. Nous n’avons pas de temps à perdre. Ce que je ne comprends pas, reste le fait que nous devons nous cacher chez Hector. Il est avant tout un ambassadeur, et il doit faire respecter les règles, non ?
Depuis le début de cette journée trop de questions s’accumulent dans ma tête. Trop d’interrogations qui restent sans réponses. Pourtant, le démon m’a assuré que j’en aurais quand nous serons en sécurité. Mais le serons-nous vraiment chez un ancien ? Qu’est-ce que tout ça cache ? Le bras de mon démon gardien se posant sur mon épaule me ramène à la réalité.
— Je suis désolé petit ange. Tu vas devoir accélérer le pas. Tu vois, la baraque au fond là-bas ?
— Le manoir sombre, tu veux dire ?
— Oui, si tu veux. En tout cas, c’est notre destination. Enfin… Bref, suis-moi, et active-toi petit ange.
Active-toi. Accélère. Suis-moi. Il va toutes me les faire ? Non, parce que j’ai compris. La garde des déchus, enfin les deux gardiens de la porte, ne vont pas maintenir les archanges et surtout Thémis, bien longtemps de l’autre côté. En regardant devant, je me dis que je n’arriverais jamais entière jusqu’à la demeure noire imposante d’Hector.
D’ailleurs, mes pas se font traînants et Damien ne manque pas de le remarquer. Il m’en fait plusieurs fois le reproche avant de grogner. Son dernier souffle, et surtout le fait qu’il me pousse de son bras me fait perdre l’équilibre. De plus à cause de son geste abrupt, la plume encore dans ma main depuis la cérémonie, s’en échappe.
Elle volette, tourne, se retourne. Ma jambe gauche, celle qui est blessée avance au milieu de sa danse. J’observe sa finesse alors que le démon tente de me faire bouger. Mais la tache blanche accapare mon attention. Elle poursuit son chemin, virevolte, et frôle avec douceur ma peau. Elle glisse avec lenteur, descendant et tournant autour de ma cheville.
J’ai à peine le temps d’en sentir le frisson, qu’une lueur étincelante se dégage des griffures qui marquent ma peau. Un fourmillement s’immisce en douceur entre les plaies de ma peau. Je sens une caresse grandir au centre de mes blessures, passant de l’une à l’autre. Elle glisse sous et sur mon épiderme dans une danse langoureuse.
— Damien… Regarde.
Je chuchote de peur que ce que je vois ne soit pas réel. En entendant, le démon soupirer, je sais qu’il n’est pas heureux de devoir s’arrêter. Mais lorsqu’il pose les yeux sur le phénomène en question, il ouvre la bouche et sort un « Merde » bien fort. Sa main passe dans ses cheveux, il ne s’attendait certainement pas à ça. Une dernière lueur vive s’échappe de ma cheville au moment où la plume quitte ma peau.
La tache blanche touche le sol, à l’instant même où la lumière éclatante s’estompe. À présent, j’examine ma cheville ébahie. Le démon quant à lui, à une réaction plus volcanique que la mienne. Il se penche, attrape ma jambe avec force, et soulève mon pied à m’en faire perdre l’équilibre. Je pousse un cri de surprise.
— Désolé. Mais… Ta cheville. Elle n’a plus rien.
— C’est ce que je vois. Tu y comprends quelque chose ?
— Là ? Non. Je n’ai pas eu d’informations de ce genre.
— Mais tu sais ce qui m’arrive, affirmé-je.
La seule réponse qu’il me donne, c’est un hochement de tête. Puis, il se concentre à nouveau sur ma peau. Ses doigts la caressent et la touche pour l’analyser en profondeur. Je l’examine faire avant de le voir se relever. Il ronchonne, murmure et marmonne. Il cherche à comprendre. Moi aussi d’ailleurs. En regardant de plus près, je n’arrive toujours pas à croire ce qui est pourtant face à moi. Une peau lisse et sans marques.
Hésitante, je me penche en avant pour toucher mon épiderme. Ma peau est aussi douce que celle d’un bébé. Un hoquet de surprise sort de ma bouche alors qu’une fine décharge électrique se diffuse dans mes doigts. Ils frôlent ma cheville, puis descendent plus bas vers le sol. J’ai à peine le temps de ramasser l’objet de ma guérison que je sens la poigne du démon sur mon épaule.
— Petit ange, nous avons déjà perdu assez de temps.
— Mais tu ne veux pas savoir comment c’est possible ? Ta plume, elle… Elle a guéri mes blessures. Ce n’est pas rien.
— Je sais, sauf que tu dois te souvenir d’un élément important. La garde des archanges est à notre poursuite. Tu le comprends ça ? S’ils nous mettent la main dessus, nous sommes morts ! Nous avons enfreint toutes les règles ! Enfin, à partir du moment où on te considère comme un ange… Et puis, range tes ailes.
— Les ranger ?
— Oui. Tu n’as qu’à y penser et elles reprendront leur place dans ton dos, comme invisible. On sera déjà moins visibles sans elles.
Je suis confuse mais je m’exécute. Depuis mon saut de l’estrade, j’ai cette impression d’avancer tel un automate. De suivre les directives sans en comprendre réellement l’importance. En me redressant, mes ailes ont déjà pris leur place. Nous ne ressemblons plus à un ange, ni à un démon. Nous sommes presque comme avant l’éclosion, ou comme dans les livres d’histoires, égaux aux humains.
Cette pensée me donne des frissons. Je m’égare et erre avec des idées folles à l’esprit. Et si nous étions plus qu'un ange et un démon ? Existent-ils des êtres supérieurs ? Mais c’est sans compter sur la force de Damien qui me sort de mes rêveries. Elle me tire en avant, me presse même. Mes pieds s’emmêlent à plusieurs reprises. Pourtant nous arrivons très vite devant les grilles de la résidence d’Hector.
Elle est immense comme tout ce que je vois. La grille métallique grince au moment où Damien l’ouvre. Il me pousse pour me faire entrer sur la propriété. Puis, nous avançons dans un décor bien trop fleuri pour un démon. Les descriptions du monde obscur n’ont finalement rien à voir avec ce que je découvre aujourd’hui. D’autant plus, ici, sur la propriété d’un ambassadeur démoniaque.
Mes pas ralentissent, me laissant toute la joie d’admirer la vue qui s’offre à moi. Des arbres fruitiers en fleurs, des parterres de fleurs, une fontaine. Tout ce décor est coloré et frais, il s’en dégage même un sentiment de confort, de retrait spirituel. Comme un cocon de sécurité au centre d’un univers sombre et glacial.
En levant la tête, je suis refroidie par l’allée centrale, elle est agrémentée de galets noirs. En approchant avec lenteur de la bâtisse, j’ai la chance de découvrir une porte sculptée dans du bois d’ébène. Cette couleur qui fait écho à celle des yeux de Damien. Dans une respiration, je m’arrête, me demande si j’ai fait le bon choix.
Cette nouvelle porte note mon passage vers l’inconnu, vers une destinée bien plus profonde que celle à laquelle je m’attendais. Un chemin à prendre qui n’est ni blanc ni noir. Un parcourt qui commence ici, aujourd’hui. La question que je me pose, alors que le jeune démon ouvre la porte, c’est « pourquoi moi ? ».
— Tes réponses sont là, petit ange.
— Pourquoi en es-tu aussi certain ? L’interrogé-je encore réticente à l’idée de pénétrer dans cette demeure.
Mais il n’a pas le temps de répondre, une sirène stridente retentit à l’extérieur, nous faisant sursauter tous deux. L’alarme est le signe de l’arrivée des archanges du côté sombre. Ils ont lancé l’alerte. Ils nous recherchent. Damien marmonne de plus belle, tout en me poussant à l’intérieur. Puis, il claque avec force la porte derrière nous.
Nous manquons de temps. Pourtant, quand le démon glisse ses doigts dans les miens pour me tirer à travers l’entrée puis les pièces de ce manoir, je ne pense plus à rien. Une chaleur réconfortante se dégage de nos deux mains entrelacées. Une faible lueur s’en échappe, mais je ne crois pas que Damien la remarque.
Arrivés face à une bibliothèque, je me demande ce que nous faisons là, lorsqu’il rompt notre contact. La chaleur disparaît en même temps qu’un bruit sourd me ramène à la réalité. Les livres ne bougent pas, pourtant les étagères qui les accueillent, elles, s’ouvrent pour laisser place à un escalier sombre. Aucune lumière ne semble l’habiter mais, Damien s’y engouffre sans même y réfléchir.
Au contraire de lui, je reste plantée tel un piquet au-dessus de la première marche. J’ai peur de me lancer dans cette descente. Elle ressemble trop à une porte vers l’enfer, faite d’ombres et de chaleur. Mais la main tendue du démon vers moi, me fait tout remettre en question. Notamment mon choix de rester à la surface. Serait-il vraiment plus judicieux que de suivre celui qui a sauvé mes ailes ?
— Suis-moi, tu ne crains rien petit ange. Cette pièce est là depuis bien longtemps, bien avant la présence d’Hector.
— Comment le sais-tu ? Demandé-je hésitante.
— Cette demeure fait partie de l’héritage de ma famille depuis la fondation de notre communauté et même avant. Mon devoir est d’en protéger les secrets. Mais le moment est venu. Tes ailes en sont la preuve.
— Ta famille ? Mais…
Une étincelle de lucidité s’éclaire dans ma tête quand je repense aux dernières paroles de Damien. Un héritage de sa famille, Hector, sa réaction quand il a vu cette plume blanche, l’affront qu’il a fait à Thémis en me proposant ce marché… Tout semblait être pour détourner son attention de moi, mais peut-être… Peut-être que son but était bien plus personnel.
— Hector est ton père ?
Alors que nous parlions le jeune démon est parvenu à me faire descendre quelques marches. À présent, tandis que je lui pose la question qui me brûle les lèvres, je n’arrive plus à faire le moindre pas. Pourtant, Damien dos à moi, se contente de hausser les épaules. Pour lui, c’est une évidence. Pour moi, c’est une crainte qui grandit. La peur de m'être trompée, la peur de m'être jetée dans les griffes du mal.
J’hésite, me tourne et regarde vers l’arrière. La porte est encore ouverte, je pourrais très bien remonter. Un pas, deux pas, il ne m’en reste que deux autres pour parvenir à sortir de ce trou noir. Mais une main ferme vient se plonger dans la mienne, et une étincelle l’accompagne. Elle illumine un instant les marches dans lesquelles nous nous trouvons.
Quand je me retourne pour demander au démon de me lâcher, une nouvelle lueur fait surface. Cette fois, elle est plus forte, plus lumineuse et surtout plus chaude. Elle m’entoure puis flotte et fait le tour du corps de Damien. Dans un souffle hardant, elle nous pousse l’un vers l’autre. Le démon a le regard ahuri, moi, je suis émerveillée face à tant de blancheur
D’un coup, la lumière ne se diffuse plus mais change de mouvement pour venir se concentrer autour de nos mains. Nos doigts entrelacés disparaissent sous le halo clair. L’éclat diminue, il se concentre sur nous, nos peaux et notre connexion. Puis dans un dernier tourbillon l’orbe s’évapore. Elle laisse place à deux marques indélébiles
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça encore ?
Damien s’énerve, tente d’effacer le dessin maintenant présent au creux de son poignet. Il se détache de moi, mais je ne réagis pas pour autant. Mon regard est fixé sur le motif qui vient de se loger juste en dessus de ma main. De mon doigt, j’en trace les fins contours. Son tracé donne naissance à une lune
Discret, il est le signe laissé par la chaleur, une trace sombre pour marquer la lumière. Je souris ébloui par la beauté de cet instant. Mais lorsque mes yeux rencontrent ceux de Damien, je perds toutes sensations de bonheur. Ce dessin est loin de lui plaire. En revanche, quand j’attrape son bras pour examiner le sien, j’ai le sentiment que tout à un sens
— Un soleil… Je suis ombre, tu es lumière. La nuit et le jour. Les deux faces d’une même pièce. Savais-tu que le soleil éclaire la lune de ses rayons ? C’est pour cette raison que nous l’apercevons si bien. Mais ils ne se croisent jamais, tels des amants maudits par une malédiction. Seul, l'éclipse les réunis.
Je ne peux m’empêcher de parler. Mes pensées dépassent mes lèvres. Elles volent et s’entrechoquent pour former un tas d’idées. Et si le destin nous envoyait un signe ? N’est-il pas le guide de nos actions ? Pourquoi lier deux êtres pourtant issus de deux classes différentes ? Est-ce que tout ceci a vraiment un sens ?
— Merde. Je ne pensais pas que les premiers signes arriveraient si vite, grogne Damien en me fixant encore.
— Quels signes ?
— Les plumes, la guérison, les marques… Il n’en manque qu’un pour…
— Pour quoi ? Hasardé-je.
Mais avant qu’il n’ait le temps de me répondre, nous sommes surpris par un vacarme venant de l’étage du dessus. La porte donnant sur l’escalier, se ferme en douceur nous enfermant dans le noir complet. Je comprends alors ce qu’il se passe. La garde est là. Damien se rapproche de moi, me chuchote de le suivre. Il connaît les lieux, alors je m’exécute tout en écoutant les bruits de pas de nos poursuivants
— Ils ne nous trouveront pas. En tout cas, pas aujourd’hui. Mais nous ne pourrons pas rester indéfiniment ici. C’est juste une cave…
Damien chuchote tout en ouvrant une nouvelle porte, celle-ci est au pied de l’escalier. Dans lequel j’ai failli tomber plusieurs fois. Nous pénétrons dans la pièce, et alors qu’il y fait encore plus sombre que dans les marches, j’entends un clic distinct. Le bruit de l’interrupteur, juste avant que le plafonnier ne nous aveugle.
Le temps que ma vue s’adapte à la luminosité de la pièce, Damien nous enferme à double tour. Une légère peur m’habite, pourtant je ne m’inquiète pas d’être en présence de ce démon. Pas depuis ce matin, et mon intervention pour sauver sa plume. En regardant autour de moi, je remarque des vieux meubles. Comme un bureau de recherche. Des étagères pleines d’ouvrages, et un cabinet en bois ouvert, sur lequel est disposé un gros manuscrit.
Dans un coin de la pièce est aménagée une chambre de fortune, avec un lavabo délavé. Un rideau gris est repoussé contre le mur, il sépare la pièce en deux parties. Le coucher et la recherche. Du moins, c’est ce qui me semble. Mais ce qui attire le plus mon attention, c’est une fresque. Elle trône sur le seul mur dépourvu de meuble.
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