17 : Décalé
— Comment avez-vous fait pour vivre sans elle, pour rester debout ? Est-ce à dire que vous ne vous êtes jamais remis de la perte de cet amour ?
— Je ne l’ai jamais oubliée et je ne l’oublierai jamais. Elle est partout présente dans ma vie. […] Toutefois, sa mort m’a beaucoup changé.
Le journaliste Dominique Parravano à Alain Delon, à propos du lien qui unissait l’acteur à Romy Schneider, ParuVendu.fr, janvier 2010.
Route du port
Sevrier (74)
le 17 mars 2008
13:00
Une pluie diluvienne s’abat sur le parking.
En quelques enjambées, je cours me réfugier à l’intérieur du restaurant.
Le Slip-Way.
La déco n’a pas vraiment changé depuis notre dernier déjeuner ensemble, la veille de ta disparition…
C’est étrange, la serveuse blonde qui s’affaire derrière le comptoir te ressemble.
Ses cheveux sont nattés d’austérité et d’élégance, à l’image de la femme que tu campais face à Montand dans ce film…
Quel est son titre déjà ?
Je ne sais plus, esprit embrumé…
Qu’est-ce que je fous ici ?
Pourquoi avoir donné rendez-vous à Mina alors que je n’aspire qu’à une seule chose ?
Pour repousser encore l’échéance, par lâcheté ?
Peut-être…
Perdu dans mes pensées, engoncé sous la capuche grisâtre de mon K-Way, je dégouline dans l’entrée sans m’en rendre compte.
— Je vous débarrasse, Monsieur ?
Le serveur me surprend.
— Euh… Oui, merci.
J’ôte mon coupe-vent et le lui tends.
Il m’invite à m’avancer.
La salle est quasiment vide.
Je n’ai pas à chercher mon aînée des yeux très longtemps.
— Vous avez réservé ?
— Oui, ma sœur m’attend là-bas, réponds-je en désignant une table dressée à proximité de la baie vitrée surplombant le lac.
Je traverse la grande pièce pour rejoindre Mina et son minot, Aaron, dix ans.
Sensiblement le même âge que Jérémie la première fois que nous nous sommes croisés, lui et moi.
Ma sœur est divorcée, mais le gamin ne semble pas trop souffrir de la séparation de ses parents.
Un enfant.
Je n’en aurai jamais et ça me manque.
Ton fils aurait pu combler cette absence dans ma vie s’il n’avait pas eu Werner pour père, si cette enflure ne l’avait pas monté contre nous, contre moi.
Contre toi.
Je plante un baiser fraternel sur la joue de Mina, embrasse également mon neveu en lui ébouriffant les cheveux, puis je finis par m’asseoir en vis-à-vis, face à ce panorama dont je ne me lasse pas.
Ma sœur me fusille du regard.
Aaron dévore d’un bon appétit son steack-frites.
Sa mère n’a pas touché à sa salade.
— Ça va, bonhomme ? Vous avez eu raison de commencer sans moi, je n’ai pas vu le temps passer… Garçon, vous me mettrez le plat du jour et une Corona, s’il vous plaît.
— Bien monsieur !
Le serveur s’éloigne.
Mina explose.
— Une demi-heure de retard ! Tu sais ce que ça représente pour un gosse, une demi-heure ? Sans compter qu’il aurait préféré un Happy Meal…
— J’ai mieux qu’un Happy Meal. Tiens Aaron, c’est pour toi, dis-je en sortant de ma poche un jeu de console pour sa Nintendo.
Mon neveu est déçu, il l’a déjà.
— On peut le changer si tu veux, si ça te plaît pas…
Aaron le repousse et boude.
Ça fait longtemps que je ne suis plus là pour lui et il me le fait payer.
— Tu tiens jamais tes promesses !
— Comment ça ? demandé-je, interloqué par son reproche et son attitude rancunière.
— T’avais promis de m’emmener skier cet hiver, et tu l’as pas fait ! Alors c’est pas la peine de m’offrir un cadeau pourri à la place, j’en veux pas…
— Aaron…
Ses mots me font mal, le geste aussi.
— Tu ne peux pas continuer à vivre comme si les autres n’existaient pas, renchérit Mina. Solenn n’est plus là, tu comprends ? Elle est morte, oui, morte ! Et toi, il faut que t’oublies. Que tu l’oublies…
La voix de ma sœur se fait lointaine, comme un écho diffus que je ne distingue plus.
Je m’abîme dans la contemplation des gouttes d’eau qui s’échouent contre les vitres.
Les eaux grises du lac dansent devant moi, je flotte en apesanteur.
Aaron me rappelle Jérémie.
Le Jérémie qui me toise de sa supériorité blanche.
Tu ne le maîtrises pas, ne le maîtrises plus.
Il t’échappe depuis longtemps.
Depuis cet après-midi-là, au parc Monceau.
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