19 : Le choix des armes
« La violence est une absence d’amour. »
Bernard Giraudeau, Les hommes à terre (2004)
Avenue Foch
Paris 16e
le lendemain
20:30
— Oh, je te parle !
Assise dans ce fauteuil club que tu affectionnes tant, pelotonnée sous un plaid en mohair bleuté, tu es plongée en plein mutisme dans la semi-obscurité du salon de votre hôtel particulier. Franck Sinatra accompagne ta solitude intérieure. Tu as tiré les lourds rideaux opaques qui habillent les fenêtres pour t’isoler de la folie du monde, allumé un feu de cheminée. Strangers in the night… En d’autres circonstances, l’atmosphère pourrait paraître romantique. Elle ne l’est pas. Le silence, à peine troublé par la voix en sourdine du crooner, règne en maître dans la pièce ; il irrite ton mari, revenu depuis peu d’un voyage en province. Et il va le briser comme ce verre de vodka-orange que tu tiens dans ta main ; il va l’envoyer valser contre le radiateur en fonte, à en écailler la peinture écrue. L’alcool pour oublier, la brutalité de Paul comme aide-mémoire…
— Combien de temps ? Tu l’as laissé seul combien de temps ?
— Cinq, sept minutes. Peut-être plus…
— Peut-être dix, peut-être quinze ! T’es complètement inconsciente, Solenn… Jérémie n’a même pas deux ans et demi ! Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Qu’est-ce qui m’a pris ? Il m’a pris que bobonne en a eu marre. Ça faisait plus d’une demi-heure qu’il piquait sa crise. Toi évidemment, ça te passe au-dessus, tu n’es jamais là. Je passe mes journées à le changer, Paul, à lui donner à bouffer, à supporter ses caprices pendant que tu cours les congrès et autres séminaires. Mes nuits à le bercer, le veiller…
— Tu es sa mère, c’est ton boulot de t’occuper de lui !
— Pourquoi, parce que je suis une femme ? Non, mon boulot c’est d’être actrice.
— Nous y voilà, ta prédestination de star, ton métier qui prédomine toujours sur tout ! Ça ne marche pas comme ça, Solenn. Quand on a un gosse, on s’en occupe, on assume. On ne l’abandonne pas dans un parc pour se jeter dans les bras d’un bicaud…
— Pardon ?
— Ne feins pas l’innocence, tu commences à te comporter comme une vraie catin. Une catin, oui, c’est ce que tu es ! Parce que je sais très bien ce que tu fais de tes journées dès que j’ai le dos tourné. Qui est-ce ?
— Une relation de travail…
— Menteuse ! Qui est-ce ?
— C’est toi le menteur, c’est toi qui me trompes avec des pétasses dans une suite du Ritz, toi qui complotes pour massacrer des femmes et des enfants…
La gifle part, violente, à te dévisser la tête. Mais tu ne lâches pas le morceau, tu veux lui arracher son masque.
— Tu es un assassin, Paul, un assassin ! Au nom de quoi, au nom de qui ?
— La ferme !
Il lève une main, plus menaçante encore que la précédente et enserre ton cou. Tu suffoques. Tu es allée trop loin.
— Je t’ai défendue de te mêler de mes affaires ; je n’ai pas à m’en expliquer.
Penché sur toi, il t’embrasse de force avant de relâcher son étreinte. Une larme roule sur ta joue.
— Pour Jérémie, je n’ai pas le choix, je vais payer pour ton incompétence. Et engager une nurse, parce que je n’ai plus aucune confiance en toi. Mais pour l’heure, Je n’ai plus qu’à espérer que la Police n’ait pas embauché que des incapables…
Ses pas résonnent sur le parquet, s’éloignent. Cette nuit-là, tu ne le rejoindras pas dans la chambre parentale. Pourtant, au petit matin, il s’immiscera dans ton lit de fortune pour te prendre, contre ton gré. Pour te rappeler ton devoir d’épouse.
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