23 : Point Break
« Dans cette histoire, j’ai vu la possibilité de disséquer une relation de couple, d’en montrer toute la difficulté, la vulnérabilité, la cruauté et l’émotion brute. »
Sam Mendes, à propos de son long métrage Les Noces Rebelles (2008).
Avenue Foch
Paris 16e
début novembre 1989
23:30
La pénombre à peine éclairée par la rougeoyante incandescence des cendres d’une cigarette qui se consume.
— Paul ? Qu’est-ce que tu fabriques tout seul dans le noir ?
Le fastueux luminaire couvert de scintillantes breloques de cristal s’illumine sous l’impulsion de tes doigts sur l’interrupteur. Werner est stoïque, accoudé au marbre de la cheminée, le regard éteint. Il écrase son mégot dans le cendrier métallique et daigne enfin te répondre.
— Je t’attendais, Solenn… Que puis-je faire d’autre ?
Il se dirige vers toi et plante ses iris froids dans les tiens. Ton bagage choit bruyamment sur le parquet et Wagner orchestre l’étrange ballet en sourdine.
— Tu ne devais pas te rendre à ton club d’échecs ?
— Quand mon fils se tape quarante de fièvre et que sa mère est injoignable, je ne fuis pas mes responsabilités paternelles ; moi, j’assume ! Où étais-tu ?
— Jérémie est malade ? Mon Dieu, mais qu’a-t-il ?
Tu esquisses un pas en direction de la chambre de ton môme, seulement Paul t’en empêche en te retenant fermement par le bras.
— Réponds à ma question, Solenn ! Où étais-tu ?
— Lâche-moi, tu me fais mal !
Une gifle fend l’air.
— Réponds-moi, bordel !
Ta main tente d’apaiser une joue endolorie.
— J’étais en week-end, à Deauville !
— Sans Jérémie et sans moi ?
— J’avais besoin d’un break, Paul. J’étais fatiguée…
Tes prunelles luisent. L’épuisement, l’alcool, Werner…
— Fatiguée ?
Ton époux plonge sa main dans la poche de son peignoir pour en ressortir un cliché. Aziz et toi enlacés dans la Manche.
— Tu te fous de moi ? Et c’est quoi ça, un montage ?
Tu détournes le regard, il te saisit par les cheveux.
— Vas-y, regarde ! Putain, mais regarde avec quoi tu flirtes ! Un bougnoule !
— Paul, je te jure qu’il ne s’est rien passé…
— Ta gueule, salope !
Ses mots claquent comme cette seconde baffe qu’il s’apprête à te retourner, empli d’une soudaine haine que tu ne soupçonnais pas.
— Ouais, t’es qu’une salope, Solenn ! Parce qu’il n’y a que les salopes dans ton genre pour s’allonger avec n’importe qui ! Les salopes !
Ton homme maintient son emprise à t’en faire mal. Tu étouffes un cri alors qu’il te repousse violemment vers le hall d’entrée.
— Allez, vas-y, fous-moi le camp… Fous-moi le camp d’ici ! éructe-t-il plein de mépris à ton encontre. Tu me dégoûtes, tiens…
— Paul…
— Dégage !
— Maman ?
La voix de Jérémie, pleurnicharde, figé dans l’embrasure de la seconde porte de communication de la pièce, son doudou blotti contre lui. Votre altercation l’a réveillé.
— Mon chéri !
Tu t’élances vers ton fils, mais ton homme te retient à nouveau par le bras, plus fermement encore. Tu t’arrêtes net et lui décoches un regard noir.
— Lâche-moi.
— Maman ?
— Je t’ai sommé de me lâcher, Paul ! Et tout de suite !
— Retourne dans ta chambre, Jérémie. Le médecin t’a formellement interdit de quitter ton lit.
Paul pose une main affectueuse sur le front brûlant de sa descendance.
— Tu as encore de la fièvre. Va vite te recoucher.
— Mais maman…
— Mon chéri, qui s’est occupé de toi ce week-end, pendant que tu étais malade ?
— C’est toi papa…
— Et maman, elle était où ?
— …
— Mon bonhomme ? Elle était où, maman ?
— Pas là…
— Eh non, maman n’était pas là ! Parce que maman n’est jamais là pour toi…
— Paul ! N’écoute pas ton papa, mon chéri, ce n’est pas vrai…
— La ferme, Solenn ! Maintenant, tu la boucles ! Tu n’as plus voix au chapitre, t’es plus sa mère, t’es plus rien !
Il a le doigt inquisiteur. Instinctivement, tu protèges ton visage ; la colère de Werner te tétanise.
— Tu n’as plus aucun droit sur lui. Tu m’entends ? Plus aucun droit… Parce que tu es incapable de t’occuper de lui ! Ouais, parfaitement, t’es une incapable !
Jérémie sanglote. Il ne comprend bien évidemment rien de la scène qui se joue sous ses yeux. Une dispute à laquelle il ne devrait pas assister. Et il en est l’otage involontaire.
— Laisse-moi au moins lui dire au revoir…
— Non.
Tu insistes, plaintive :
— S’il te plaît, Paul.
— Non !
— Mais c’est mon fils…
— C’était ton fils, il ne l’est plus. Et j’y veillerai.
Tu n’es pas en mesure de comprendre cette allusion à ton futur parental. Pour l’heure, tu n’as plus la force de lutter, parce qu’au fond de toi, tu sais. Tu sais qu’avec ton môme, tu as tout foiré. Pourtant ce soir, ton instinct maternel aurait bien voulu se réveiller. Seulement, Werner ne te laissera pas de seconde chance. Des larmes silencieuses roulent sur tes joues. Tu as un genou à terre et sa victoire est proche. Alors, il poursuit, sa voix se faisant presque douce.
— Philléas a conduit tes bagages au George V, je t’y ai réservé une suite.
Tu es abasourdie, impuissante à réagir. Tu ne réalises même pas qu’il te chasse de ce lieu, cet hôtel particulier que tes premiers cachets d’actrice ont payé.
— J’ai demandé le divorce, Solenn. Avec la garde exclusive de Jérémie. Pour ce qui est du partage des biens matériels, nos avocats respectifs se chargeront d’en régler les modalités.
Tu es complètement décontenancée, sonnée comme un boxeur. Absente. Les gémissements de ton fils ne te parviennent même plus. Tu es à deux doigts de défaillir.
— Solenn ?
— Hein ?
— Il faut que tu partes maintenant…
Tu t’exécutes tel un automate sans vie. Tu ne vois plus rien, c’est presque machinal. Après, c’est le trou noir. Les souvenirs de cette nuit-là se font diffus. Tu t’es probablement mise au volant de ton cabriolet pour errer dans les rues de la capitale, avant de le stopper le long des quais pour marcher un peu, fumer une ou deux Royale Menthol peut-être… Et peut-être t’es-tu saisie de ton téléphone de voiture pour composer le numéro préenregistré de Stephen. Une soudaine envie de livrer tes angoisses, d’être rassurée aussi. Mais même aux environs de deux heures du matin, l’excentrique noceur n’est pas chez lui. Alors, tu te résignes, rejoins le Four Seasons et t’enfermes dans cette trop grande suite. « Do not disturb ». Tu as invité quelques vieux amis de comptoir à partager ta solitude, le minibar se vide et c’est avec eux que tu finiras par sombrer dans les bras de Morphée, à demi-comateuse au milieu des cadavres de bouteilles, à l’instant même où le Paris populaire s’éveille.
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