25 : Le jour d’après

8 minutes de lecture

« On peut détourner nos têtes /

S’enfermer dans nos armures /

Se noyer de vin de fête /

Et puis foncer dans le mur… »

Chimène Badi,

Le jour d’après, titre extrait de la bande originale (VF) du film éponyme réalisé par Roland Emmerich.

Chanson écrite et composée par J. Kapler (2004)

Le George V

Paris 8e

début novembre 1989

13:30

Une sonnerie stridente, insistante, insupportable.

De celles qui vous vrillent les tympans et le cerveau les lendemains de nuits copieusement arrosées.

Le téléphone.

Tu as la gueule de bois, mais ta nuit, embrumée de vapeurs d’alcool, n’a rien eu de festif.

Juste une nuit de solitude.

Encore une.

Vue trouble, vêtements de marque et cadavres de bouteilles vides qui s’amoncellent.

Tu finis par décrocher.

Bien obligée, ce putain de combiné n’arrête pas de sonner.

Allô ?

Voix pâteuse.

Un peu hésitante peut-être…

Solenn ? Qu’est-ce que tu fous, nom de Dieu ? Ça fait une heure que je t’attends au Flora Danica !

Stephen ? On avait rendez-vous ?

Pour déjeuner, oui ! Même que tu as confirmé sur mon répondeur, vers les deux plombes du mat’ ! T’es pas encore prête ?

Regard circulaire pour jauger la chambre.

Tu te souviens.

Le Four Seasons.

Remettre tes idées en place, et puis donner le change, avant tout.

Je suis au George V là…

Solenn, je sais très bien où tu es puisque c’est moi qui t’appelle ! Tu as bu ou quoi ?

Excuse-moi Papi, mais j’ai un mal de crâne carabiné… Et d’abord, comment as-tu eu ma ligne directe, le numéro de la suite ?

Tu ne te souviens pas de ton message ?

Mon message ?

Bon, Sol, combien de verres ?

Pardon ?

Tu as bu combien de verres hier soir, bordel ?

Te concentrer, aligner les mots dans le bon ordre, paraître cohérente, posée.

La même que d’habitude, en mode normal, débordée peut-être, mais rien d’autre.

Il ne faut surtout pas qu’il sache…

J’ai rien bu, je t’assure ! Non, c’est juste que j’ai pris des cachetons pour dormir… Et là, j’émerge à peine. Je suis désolée, Stephen, je vais pas pouvoir venir. Ça te dérange pas qu’on remette ça à une autre fois ?

T’es sûre que tout va bien ?

Oui, évidemment que tout va bien ! Pourquoi ça n’irait pas ?

Je te connais par cœur, ma belle. Et au son de ta voix, l’engueulade d’hier soir avec ton mari n’avait pas l’air anodine. Et puis surtout, tu n’as jamais planté un seul rendez-vous professionnel, a fortiori s’il est susceptible de déboucher sur un rôle…

Stephen, on est amis toi et moi. Je sais que tu peux comprendre. Et je sais que si ce rôle est fait pour moi, tu ne le donneras à personne d’autre. J’ai eu un gros coup de cafard la nuit dernière, c’est vrai. Paul et moi, on s’est disputés, peut-être un peu plus fort que d’habitude. Seulement, on est comme tous les couples, on se prend assez violemment la tête sur le moment, et puis ça se tasse ensuite. C’est gentil de t’inquiéter, mais ça va, je te promets !

Tu me dirais si…

Oui, je te le dirais, bien sûr que je le dirais !

Bon sang, t’as vraiment de la chance d’être mon actrice fétiche, sinon…

— Papi ?

Quoi ?

Je t’adore !

Moi aussi, Sol, et c’est ce qui me perdra avec toi !

Tu m’en veux pas ?

Non. J’aimerais bien pourtant, mais j’y arrive pas… Faut croire que je suis trop sentimental ! Bon, tu m’excuses, je dois te laisser, j’ai un autre rendez-vous là…

Avec Mitch ?

Non, un producteur. Tu croises les doigts pour moi ?

Oui Papi, compte sur moi…

Je t’embrasse, ma chérie. Appelle-moi quand tu seras plus dispo.

Moi aussi, je t’embrasse. A bientôt.

Tu raccroches.

L’effort a été surhumain.

Tu as sorti le grand jeu à ton meilleur ami.

Mais ta solitude, aussi vicieuse que sournoise, s’insinue à nouveau dans ton existence.

Tu ne peux pas confier ton mal-être, ce désespoir qui surnage encore à fleur de peau.

Ce serait tellement plus facile de se laisser aller, de lâcher prise…

Sauf que tu gardes un tant soit peu l’espoir.

Un sursaut d’orgueil, semblable à celui des grandes actrices : reprendre ta vie en main, effacer les traces de la veille.

Et puis reconquérir Paul, retrouver ta place de femme, d’épouse et de mère.

Les faux-semblants, toujours…


Mais d’abord t’abandonner de longues minutes sous la douche, déverser toutes les larmes de ton corps, des larmes de lassitude, les mêler à l’eau qui ruisselle en cascade sur ton épiderme, et puis éponger tout ce qui déborde au contact de la douceur molletonnée d’une serviette griffée.

Sèche-cheveux, laque et brushing.

Seulement, le reflet du miroir est impitoyable.

Il te renvoie en pleine face ces cernes que ta nuit noyée d’alcool a creusés au scalpel.

Tu étudies ton visage, le dissèques, y débusques par endroit une imperfection, une ride que toi seule es en mesure de voir.

La trentaine à peine et déjà tu te sens vieille, la mine chiffonnée par cette putain d’existence qui ne t’épargne pas.

Alors, arranger tout ça à coup d’artifices, crème de jour et fond de teint matifié.

Palette et pinceau d’artiste pour rehausser le tout de couleurs-lumières et grimer de paillettes ce regard que tu mets savamment en valeur, travailles en experte ès-beauté pour le sublimer par petites touches.

Fard à paupières, rimmel et crayon à lèvres…

Un maquillage à outrance peut-être, aussi appuyé qu’à la scène lorsque le rôle l’exige.

Car oui, même aujourd’hui, le rôle l’exige : redevenir la déesse, la muse de Paul Werner, même si l’on cancane un peu partout que ce qu’il écrit n’est que peu inspiré.

Alors, tu mets le paquet et en fais des tonnes pour qu’il tombe à la renverse, se traîne à tes pieds pour te demander pardon.

A l’image d’une Athéna conquérante et guerrière, les peintures qui te fardent sont tes propres armes pour le faire succomber.

Parce que tu veux le cueillir, monter sur ce piédestal que tu n’aurais jamais dû quitter, user et abuser de ton pouvoir de séduction, des attributs de ta féminité pour te sentir à nouveau aimée et désirée, pour à nouveau briller dans les yeux d’un homme, être un firmament.

Son firmament.

Et c’est peu à peu, au fil de délicates et subtiles anamorphoses, que la chrysalide se mue en papillon.

Pourtant, sous le masque qui emplâtre la perfection naturelle de ton visage, tu te dis qu’avec les années, tu te faneras de plus en plus, qu’il te faudra tricher toujours davantage pour attirer la lumière des projecteurs, faire encore illusion auprès d’apprenti-gigolos en mal d’ex-bimbos ascendantes cougars, et qui s’enfuiront devant ton portrait défraîchi au petit matin.

Oui, il faudra bien tout ça pour éclipser toutes les midinettes qui tournent en permanence autour de Paul.

Quant à ton dernier atout charme, tu as été le chercher tout à l’heure dans le dressing : une robe cocktail de créateur en organza et pongé de soie pourpre, exaltant ainsi ta si sculpturale silhouette, comme si elle avait été moulée sur ton propre corps.

La noblesse du tissu glisse sur ta peau et la drape d’une sensualité presque érotique.

Des talons aiguilles pour parfaire ta tenue, certes un brin trop habillée pour parader en ville en pleine après-midi, mais qu’importe : tu te sais ainsi sublime, follement irrésistible même.

Il y a d’ailleurs fort à parier que Werner s’empresse de l’ôter pour s’enivrer sans équivoque de la Vénus aphrodisiaque que tu es.

Du moins, le penses-tu…

***

Un chauffeur de limousine.

Son regard croise le tien dans le rétroviseur intérieur.

Il sait qui tu es, croit probablement que tu te rends à une réception mondaine, bien que tu aies mentionné ta propre adresse, avenue Foch.

Meuble autant qu’il peut, serviable et servile, de ses phrases toutes faites un silence pesant, un vide.

Tu n’as pas envie de parler.

Ni de l’entendre.

De feindre l’intérêt, l’écouter.

Il est gentil, c’est sûr.

Mais chiant surtout, affreusement chiant !

Et d’un ordinaire…

Alors, tu remontes la vitre séparative pour t’isoler le reste du trajet.

Tu fumerais bien une cigarette, là, tout de suite.

Tu ne peux pas dans cette voiture de maître.

Pourtant, ça t’aiderait un peu à composer avec ton anxiété grandissante à mesure que vous vous rapprochez de ton domicile.

Et si Paul n’était pas là ?

Arrêté en double file sur l’avenue, Firmin – il a une tête à s’appeler Firmin – t’ouvre la portière et tu te déplies avec une grâce majestueuse, une élégance qui n’appartient qu’à toi.

Il pense devoir t’attendre, c’est ce qu’il avait compris lors de la réservation à l’hôtel, mais tu le congédies avec condescendance, sans plus de formalité.

La démarche top-modèle, le tissu satiné qui recouvre tes épaules chuintant à chacun de tes pas, tu dépasses et salues le majordome, étonné de ta présence, avant de parvenir sur le perron et tenter d’ouvrir la lourde porte d’entrée, fermée.

Tu farfouilles dans ton sac à main à la recherche de ton trousseau, t’en empares et constates que la clé de ton domicile n’est plus adaptée à sa serrure, que celle-ci a été changée.

Tu t’acharnes, tu t’obstines, mais rien n’y fait.

Tu reviens sur tes pas pour interpeller le majordome, qui ne veut rien savoir.

J’ai des ordres, Madame.

De quel droit vous permettez-vous d’entraver mon chemin, Philléas ? De quel droit ? C’est chez moi, ici, vous m’entendez ? Chez moi !

Tu vocifères.

C’est plus fort que toi.

Je vous entends parfaitement, Madame, mais Monsieur a été très clair à ce sujet : j’ai interdiction de vous permettre l’accès à vos appartements.

Bon sang, mais il y a mon fils là-dedans ! Vous n’allez quand même pas m’empêcher de voir mon fils !

Les ordres de Monsieur sont formels, Madame, je ne puis leur désobéir. Et croyez bien que j’en suis désolé…

Je me contrefous que vous soyez désolé ou pas, espèce de minable ! J’exige que vous m’ouvriez immédiatement cette porte…

Je ne peux pas, Madame !

Philléas, ouvrez-moi cette foutue porte, nom de Dieu ! Sinon, je vous renvoie sur-le-champ…

Vous n’avez pas ce pouvoir, Madame. C’est Monsieur qui m’a engagé, qui a signé mon contrat de travail. C’est lui mon employeur, pas vous.

Tu as de plus en plus de mal à te contenir face à ce type, aussi insignifiant que borné.

Pourquoi s’obstine-t-il à te faire barrage ainsi ?

Pour qui se prend-il ?

Tu es Solenn Avryle, oui ou merde ?

Ce n’est tout de même pas ce petit peigne-cul qui va t’empêcher d’entrer dans ton propre hôtel particulier, si ?

La colère et la rage déforment alors tes traits ; tu n’es plus la même, tu exploses en le prenant par le col et le plaquant contre le mur.

Bordel de merde, tu vas me les filer, ces putains de clés, sinon je te jure que je t’en colle une…

Ton poing se ferme, tes bagues se font menaçantes.

Tu oublies qu’il n’y a aucune caméra, aucun script, que tu ne joues pas.

Et pourtant, tu es habitée par le rôle ; tu fais totalement abstraction du reste, de ce qui se passe autour de toi.

Des îlotiers alertés par les passants.

Ceux qui arrêtent ton geste, te menottent.

Alors, tu hurles.

Tu deviens hystérique et tu hurles.

À t’en casser la voix.

Et tu te débats comme une lionne.

Lâchez-moi ! Putain, mais lâchez-moi, merde ! Puisque je vous dis qu’y’a mon fils là-dedans ! Y'a mon fiiiils…

Un médecin, une piqûre de valium pour t’arraisonner, et puis l’internement d’office en hôpital psychiatrique.

Ton mari t’a piégée.

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