27 : Le choix désarme
« L’amitié, comme l’amour, demande beaucoup d’efforts, d’attention, de constance, elle exige surtout de savoir offrir ce que l’on a de plus cher dans la vie : du temps ! »
Catherine Deneuve
Quai Sainte-Catherine
Honfleur (14)
mi-novembre 1989
11:30
Une maison étroite et haute, recouverte d’ardoise et serrée entre deux autres demeures, donnant sur le Vieux Bassin de Honfleur. La résidence secondaire de Stephen, héritée de sa mère. Il aime parfois s’y réfugier, loin des tumultes de la vie parisienne, loin de tout battage médiatique. Ambiance bourgeois-bohème… C’est là que le couple qu’il forme avec Mitch aime à se retrouver en amoureux. En toile de fond, un cadre romantique, le charme des vieilles pierres se reflétant dans la Morelle, débouchant dans l’estuaire de la Seine. Une vue sur le port de plaisance et le quai Saint-Étienne, un ciel gris cendre, bas et lourd en cette fin d’année normande.
Des bruits de pas précipités dans l’escalier de bois grimpant à l’étage, à la suite d’autres bruits de pas. Le parquet qui grince, une porte qui claque, puis une autre. Une valise balancée sur le lit à baldaquins, des fringues jetées en vrac dans la chambre. Et Mitch qui s’interpose.
— Arrête, Stephen, je t’en prie, arrête !
— Pousse-toi !
— Non je me pousserai pas ! Tu peux pas partir comme ça, tu peux pas me laisser tout seul ici, m’abandonner…
— Tu sais très bien pourquoi je m’en vais.
— Je te demande pardon. Voilà, t’es content ? Allez, arrête maintenant…
— Non Mitch, c’est fini.
Stephen s’empare du combiné téléphonique, compose un numéro à Paris.
— Oui, bonjour Mademoiselle. Pouvez-vous me passer le Professeur Dorian s’il vous plaît ?
Son jeune amant le lui arrache des mains et le raccroche violemment.
— Regarde-moi dans les yeux et répète un peu ce que tu viens de me dire !
— Tu m’emmerdes, Mitch. Tu m’emmerdes le matin, le midi et le soir. Tu m’emmerdes à longueur de journée. Alors oui, c’est fini !
— C’est à cause d’elle, c’est ça ? C’est elle que tu vas rejoindre ?
— Non, c’est à cause de toi. Parce que c’est dégueulasse, ce que tu as fait, ce que tu m’as fait. Tu sais très bien que je n’allume plus la télé, la radio, que je ne lis plus les journaux quand je suis ici, rien qu’avec toi. Tu sais combien j’estime Solenn, et que j’aurais pu agir plus tôt si j'avais appris à temps son internement d'office.
— Solenn, Solenn, encore et toujours Solenn ! Oui, je me suis tu, mais j’avais une bonne raison pour ça : je voulais te garder pour moi tout seul, pour une fois. Parce qu’elle passe toujours avant nous. C’est un crime ?
— T’avais pas le droit ! T’avais pas le droit de nous faire ça, au moment où Solenn a le plus besoin de moi.
— Mais elle a toujours besoin de toi !
— C’est mon amie, c’est normal que je sois là pour elle…
— Ton amie ? Bon sang, mais dès qu’elle se casse un ongle, tu rappliques, alors que moi, je suis obligé de te faire du chantage au suicide pour que tu daignes t’intéresser à moi !
— J’en reviens pas, Mitch, t’es jaloux d’elle en fait…
— Oui, je suis jaloux. Je suis jaloux parce qu’il n’y en a que pour elle, tout le temps. C’est à se demander parfois si tu ne la culbutes pas dans les coulisses.
— Je suis gay je te rappelle…
Mais le mannequin ignore la réplique de Crozats et poursuit sur sa lancée.
— Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, hein ? Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? Ah oui, j’oubliais, c’est une actrice, vous êtes du même monde. Alors que moi je ne sais que défiler sur un podium…
— Alors écoute-moi bien, Mitch, j’ai autre chose à foutre que d’écouter tes jérémiades. Je vais aller à Paris pour sortir Solenn de l’enfer dans lequel Werner l’a enfermée, et rien ni personne ne pourra m’en empêcher. Et surtout pas toi. Bien sûr que j’aime Solenn, mais pas comme tu le crois. Elle est la fille que je n’ai jamais eue, celle que je n’aurais jamais. Et si tu n’es pas fichu de comprendre ça, c’est que t’es vraiment trop con. A mon retour, je veux que tu aies plié bagage et que tu sortes de ma vie. A cause de toi, j’ai perdu quinze jours.
— Ben c’est ça, vas-y ! Va la rejoindre, ta pétasse ! sanglote le mannequin. Quand tu reviendras, y aura plus personne, plus personne…
Mitch s’écroule en larmes sur le lit de leurs amours tandis que Crozats redescend bruyamment les escaliers et quitte sa demeure. Ils ne se reverront plus jamais.
***
A bord de son nouveau bolide flambant neuf, une BMW 850i, Stephen fonce en direction de la capitale. L’autoroute A29, puis l’A13. Des images qui défilent aussi vite que l’asphalte : des images de toi, de Mitch ; de Mitch, de toi. Des images qui se mélangent, des images de détresses. Une vue qui se brouille, un puissant freinage sur la bande d’arrêt d’urgence.
Il n’a jamais voulu choisir, il a dû. Il ne pouvait pas te laisser là-bas…
C’est maintenant qu’il réalise. Qu’il le réalise enfin. C’est la fin d’une histoire, de leur histoire. La tristesse au fond de ses yeux. La même que celle qui les voilera le jour où Mitch s’en ira vraiment. Pour de bon.
***
Église Saint-Joseph de Belgrade
rue Edmond Delahaut 15-5
Namur (Belgique)
le 21 février 1992
10:50
« C’est jamais facile de dire adieu à quelqu’un qu’on a aimé, qu’on aime encore, qu’on aime pour toujours. D’accepter la fin de ce qui a été et qui n’est plus.
Mitch et moi, au premier regard, ça a été comme une évidence. L’évidence qu’il était la personne que j’attendais, et que j’étais la personne qu’il attendait. On n’a pas eu besoin de se le dire : sans même se parler, on a su. D’ailleurs, on ne s’est parlé qu’après. Parce qu’au début, le langage était superflu. Et on a vécu cinq années de passion sauvage, éperdue, interdite – et qu’importe ce que peut en dire l’Église, c’était juste lui et moi, à la mort, à la vie. Et c’était intense, c’était fort. Trop fort même, parce que c’est cette passion qui a brûlé nos ailes et eu raison de nous. Quand elle exacerbe tout, les sentiments, la jalousie, les rancœurs, de plus en plus folles, de plus en plus tout. Violemment, trop violemment. Jusqu’à ce que les réconciliations sur l’oreiller ne suffisent plus à cicatriser les blessures qu’on s’inflige l’un l’autre.
Alors oui, notre liaison, notre idylle fut complexe, houleuse, chaotique, incomprise même, de nos proches surtout, à force de se faire du mal par égoïsme, là où on ne voulait que le meilleur pour cet autre qu’on chérissait trop en l’étouffant d’égocentrisme démesuré. Et oui je l’ai quitté, mais pas parce que je ne l’aimais plus. Plutôt parce que notre couple s’asphyxiait, agonisait dans nos querelles décousues, devenues presque quotidiennes.
Je te demande pardon, Mitch. Je n’avais pas vu tes infidélités comme un appel à l’aide, comme une nécessité pour briller à nouveau dans mes yeux. Et je n’ai pas vu dans tes ultimes provocations toutes ces déclarations d’amour que tu me faisais. Je t’ai perdu une première fois, par orgueil. Et je te perds une seconde fois aujourd’hui. Comme nous tous, oui. Mais pas seulement, parce que depuis toi, je saigne. Parce que je sais que je ne peux plus rien réparer. Que tu es l’amour de ma vie, que tu ne le sauras jamais. Alors adieu mon amour, et va-t-en en paix. Peut-être qu’on se retrouvera là-haut, un jour, si Dieu existe. Peut-être que ça choquera les anges. Mais je m’en fous de tout ça. Si ce putain de Dieu qui t’a rappelé à lui peut me permettre de te retrouver une dernière fois, il servira enfin à quelque chose. Oui, mon père, je blasphème. Sauf que j’y crois un peu, quand même, et j’aimerais bien que le Seigneur ne m’en tienne pas rigueur. Qu’il t’accueille dans ce qu’on appelle le Paradis. Parce que tu le mérites. Parce que tu es parti trop tôt, parce que je t’aime et parce que ton départ me rend fou. De chagrin. »
***
Les prunelles humides mais sans larmes, Stephen refuse de se laisser aller au spleen naissant et appelle Dorian, l’éminent médecin des stars, depuis son téléphone de voiture.
— Crozats ? Je m’attendais à t’avoir au bout du fil beaucoup plus tôt !
— Je n’étais pas à Paris…
— Écoute Stephen, je sais ce que tu attends de moi pour ta petite protégée, mais je ne fais pas de miracles non plus. En particulier si le diagnostic de mon confrère s’avère exact…
— Sartori est un charlatan de première, bon sang ! C’est de notoriété publique ça, bordel de merde !
— Tout comme la violence dont a fait preuve Solenn Avryle envers son majordome ce jour-là. Sans l’intervention des îlotiers, elle l’aurait mis K.O. Tu as lu les journaux comme moi, non ?
— C’est Werner qui l’a poussée à bout, Dorian. Je connais Solenn, elle n’est pas comme ça d’habitude…
— Le délire paranoïaque qui a conduit à l’internement psychiatrique de Solenn Avryle peut certes avoir été temporaire, mais si elle nécessite des soins de ce type, je ne pourrai rien faire, même par égards pour toi.
— Eh bien tu vas quand même te sortir les doigts du cul et tenter l’impossible pour elle, compris ?
— Non justement, je ne comprends pas. En fait, je n’ai jamais vraiment saisi la nature de vos relations. Entre elle et toi, y’a quoi exactement ? T’es son amant, son ami, son agent ?
— Décidément, c’est une manie de vouloir à tout prix me marier avec Solenn !
— Je suis sérieux, Stephen ! Si tu restes lié d’une quelconque manière à elle, ta carrière risque de s’en trouver très compliquée. Son internement, ça l’a grillée dans le milieu… La folie, passagère ou non, ça laisse des traces qu’on ne pardonne pas.
— Mais j’en ai rien à cirer de ma carrière ! On m’a déjà dénigré plus souvent qu’à mon tour et je suis encore là. Alors je les emmerde, tous ces bien-pensants et pseudo-intellectuels du Septième Art ; moi, je vais leur prouver qu’ils ont tort de la sous-estimer, de nous sous-estimer. Solenn n’a pas besoin d’agent, quand t’es cinéaste ou metteur en scène, dès que tu la vois, tu sais, c’est tout.
— OK Stephen, t’emballe pas ! C’est juste pour toi que je disais ça, un simple conseil d’ami.
— C’est justement à l’ami que je m’adresse aujourd’hui ! Parce que ta morale à la noix, tu peux te la carrer où je pense !
— Bon… Je vais déjà me rencarder sur le cas Avryle dans un premier temps…
— Non, pas question ! Du temps, elle en a passé plus qu’il n’en faut dans cet asile de fous. Dans un peu plus d’une heure, je suis en bas de chez toi et t’as intérêt d’y être aussi. Et après, on file la récupérer là-bas, avec autorisation de sortie en bonne et due forme, c’est clair ?
— C’est pas comme ça que ça se passe, Stephen. Il faut d’abord que je m’entretienne avec le psy qui la suit. Si je réussis à le persuader qu’elle peut poursuivre sa convalescence ailleurs qu’en unité spécialisée, il y aura alors peut-être une petite chance pour que le préfet établisse un arrêté de mainlevée d’hospitalisation d’office, temporaire ou définitive. C’est la procédure, on ne peut pas y couper.
— Faut que tu fasses l’impossible, Dorian. Et surtout, en sorte qu’on me permette de la voir. Sinon, si on la laisse seule là-bas, sans visite et sans espoir, elle tiendra pas !
— Je vais essayer, Stephen. Je vais essayer mais je te promets rien…
Crozats raccroche. Et il est encore loin d’avoir fini de mouiller sa chemise pour toi. Une dévotion entière à ta cause ; une amitié sincère, digne de la démesure quasi caricaturale du personnage. Une fidélité envers et contre tout, rare surtout, comme il en existe peu dans le monde du show-business. Et inconditionnelle. Au point de lui coûter ses rêves les plus fous.
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